C’est le silence religieux des tablées d’hommes affamés.
On n’entend que la polka des mandibules, avec, comme accompagnement, les bruits de fourchettes et les glouglous du picrate dans les godets.
Tout en jaffant, je me dis que la vie est curieuse. Avant-hier j’étais en train de pêcher à la ligne près du pont de Saint-Cloud, et maintenant je m’alimente au milieu d’un ramassis de hors-la-loi aux casiers aussi garnis que cette choucroute !
De quoi demain sera-t-il fait ? comme dit Félicie. Mystère et poil à gratter !
Le repas expédié, nous retournons dans la première pièce. Jérôme pose une bouteille de marc et un jeu de cartes sur la table.
— On va faire les rois, dit-il.
On fait les rois et je tombe avec Pantaroli.
La guerre des nerfs ! Moi qui ai une sainte horreur de la belote, me voilà obligé de me farcir un nombre incalculable de parties… J’enrage. Si au moins je savais ce qui se prépare ici. Combien de temps vais-je y rester ?
J’ai une migraine de cheval lorsque la nuit vient. La vue des cartes me file la nausée. Seize belotes qu’il nous a obligés de faire, Jérôme. Je le scierais en deux, lui et ses palmiers.
J’ai gagné cinq lacsés, mais ce bénéf ne calme pas ma mauvaise humeur.
Je descends à la cuisine, histoire d’attraper un morcif de frometon et je demande à mes « compagnons » s’il y a un endroit où je peux me zoner.
Paul à un étrange sourire.
— Te coucher ! fait-il, t’es pas dingue ? Tu crois qu’on t’a pris avec nous pour tirer ta flemme ? Allez, gi, ça va être l’heure…
— Déjà ! fait Jérôme.
— Oui…
Paul sort de sa poche un horaire des chemins de fer, région Ouest. Il le compulse tout en grattant son eczéma. Pantaroli va à un portemanteau où pend un imperméable. Il sort de la poche du vêtement un étui de flingue en cuir muni d’une courroie.
— Mince, fais-je, d’un air pénétré d’admiration, t’es outillé, toi ! et à l’américaine encore !
Il pose sa veste, ajuste le holster et tire amoureusement le pétard de sa gaine.
— P 38, annonce-t-il fièrement, ça, tou vois, cé dé l’arme dé précision…
Il souffle sur le canon et le frotte sur sa manche, à l’américaine. Il a suivi des cours du soir chez Gary Cooper sans doute. Ces gestes-là, j’avais dix ans que je les voyais tous les dimanches en matinée au petit ciné de la rue de Charonne où j’allais compléter mon éducation.
Il baisse le canon et vérifie les pralines. Puis il soupèse sa mécanique à tricoter du macchabée et finit par la remiser à regret…
Paul plie l’horaire.
— On va s’annoncer, dit-il, va chercher ton matériel, Nonœil.
Docile, Jérôme liche son godet de picrate et décarre par la porte du fond. Il revient un instant plus tard, après avoir passé sur sa limace en Gévacolor une veste à fermeture Éclair. Je remarque qu’il tient une petite valoche à la main.
— T’es sûr d’avoir ce qu’il te faut, plombier ? demande Paul.
— Tu permets, je pisse encore tout seul, proteste Jérôme, vexé.
Pantaroli a un curieux visage crispé. Il est tendu et n’a plus envie de parler. L’approche de l’action lui tire étrangement les traits.
— En route ! fait-il.
Nous sortons. Une superbe lune intégrale roule à travers les nuages. Des grillons accordent leurs instruments et l’air sent la bonne saison.
Nous embarquons à bord de la 203 de Paul. Celui-ci reprend le volant.
Pantaroli prend place à côté de l’eczémateux. Le gros Nonœil et sa valoche me coincent contre la portière arrière droite.
Les deux de devant fument. Jérôme entonne d’une somptueuse voix de fausset Ô Magali, ma bien-aimée !
Impitoyable, Paul lui demande de fermer sa grande gueule, mais on ne fait pas taire l’homme aux palmiers aussi facilement.
Il lâche Ô Magali pour Lakmé , ce qui n’arrange pas les choses.
Nous suivons en sens inverse le petit chemin qui rejoint la grand-route. Parvenus sur la nationale, Paul me demande :
— Ho ! Bernard, est-ce que tu sais conduire ?
— Un peu, mon neveu…
— Bon, alors ouvre tes mirettes, gars, bientôt ça va être à toi de jouer.
Je risque une question :
— Où allons-nous ? Pêcher les écrevisses ?
— Quèque chose dans ce genre…
J’entends Pantaroli chuchoter à l’oreille du Pourri :
— Comment, il est pas au courant ?
L’eczémateux a un geste agacé.
Une fois encore nous quittons la grand-route, mais cette fois c’est pour prendre un chemin à gauche. Nous parcourons deux à trois cents mètres et nous arrivons à la voie ferrée Le Havre-Paris. À cet endroit, elle passe en rase campagne.
Jérôme ouvre la porte de son côté et descend. Il est très calme, toujours rondouillard de corps et d’esprit.
— À t’t à l’heure, les potes !
Dans la lumière des phares je le vois s’éloigner son petit nécessaire, à la main. Il sifflote La Fleur que tu m’avais jetée…
Tous trois nous le regardons s’engloutir dans le noir.
— Il aime l’opéra, observe Pantaroli.
— Oui, dit Paul, mais l’opéra ne l’aime pas.
Il descend de voiture.
— Bernard, prends ma place…
— Mais je…
— Tu quoi ? Tu sais conduire, oui ou non ?
— Oui…
— T’as déjà conduit des 203 ? La première est à toi en bas, la seconde…
— Ça va…
— Bon, alors fais demi-tour…
Je m’assieds sous le volant et j’exécute une manœuvre impeccable.
— Écoute-moi bien, enchaîne Paul. Tu vas retourner à la route et prendre à gauche en direction du Havre. Repère bien le coin, car t’auras à y revenir dès que tu nous auras déposés au Havre, vu ?
— Le coin, dis-je, c’est-à-dire l’endroit où on a largué le Gros ?
— Juste, du reste il t’attendra. Te gourre pas, y a plein de petites routes secondaires dans les parages.
Comme nous parvenons au carrefour, il me dit :
— Tiens, prends comme repère ce poteau de signalisation cassé.
— T’occupe pas, Paul, j’ai le sens de l’orientation.
— Alors fais fissa, nous avec Panta, on a un dur à prendre…
Cette fois, les gars, j’ai le net sentiment que nous entrons dans le vif du sujet. Pas vous ?
Je connais Le Havre comme ma poche, mais je préfère jouer au gars perdu.
— À droite, me dit Paul. Suis les panneaux marqués « Gare » et tâche de te repérer pour le retour, faut que tu sois là-bas dans une demi-heure.
— C’est plus qu’il n’en faut, puisque j’ai pas mis vingt broquilles pour venir.
Malgré mon assurance, il est inquiet. Pantaroli ne dit rien. Il boutonne sa veste lie-de-vin, lisse le pli de son futal et remet son holster en place.
Je m’arrête devant l’immense bâtiment flambant neuf de la gare.
— Ça boume, laisse-nous là et taille-toi ! m’enjoint le Pourri.
— Pas de consignes spéciales ?
— Aucune ! Tu vas retrouver Nonœil et tu fais ce qu’il te dira.
— O.K.
Je laisse là mes deux pionniers du coup à l’envers et je fais demi-tour.
Le Havre est illuminé comme une fête foraine. Il y du trèpe plein les rues parce qu’on est samedi et que c’est le jour béni des travailleurs. Un peu de viande saoule çà et là, pas mal de matafs et, par exception, pas une goutte de flotte. C’est ce qui m’épate le plus. Moi je n’ai jamais pu venir dans cette ville sans qu’il en tombe comme vache qui se soulage !
Tiens ! v’là que je deviens poli.
En passant devant une brasserie, il me vient une idée. J’arrête mon bahut le long du trottoir et je m’engouffre dans l’établissement.
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