— Je m’a gouré, rectifie-t-il. J’ai dit entre le Gratémoila et la Dauphine, je voulais dire entre le Gratémoila et la Floride.
— Si vous le permettez, Bérurier, je pourrais peut-être poursuivre ? grince le Dabe.
Sa Majesté devient violacé.
— Mande pardeur, m’sieur le Directon, balbutie-t-il. J’suis t’en pleine révision en ce moment, vu que l’examen approche…
— Quel examen ?
— Çui pour passer commissaire.
Le Dabuche me regarde et un sourire en coup de serpe lui fend la tirelire.
— Oh ! je vois, pouffe-t-il.
Vexé, le Gravos arrange son nœud de cravate.
— Maintenant, patron, fait-il, si vous me trouvez inepte, dites-le ; c’est pas la peine que je me paie des nuits blanches à potasser la grammule et le calcaire, la géo et l’histoire, pour des clous. Si je vous causais qu’à minuit je me farcissais, avec Berthe, mon épouse, une chiasserie de problème sur deux trains que l’un partait de Dijon à huit heures et que l’autre quittait la gare de Lyon à dix et qu’il fallait qu’on trouve à quelle heure qu’ils allaient se croiser ! C’était tellement coton que ç’aurait pas t’été si tard je serais descendu acheter l’indicateur Chaix pour m’en sortir !
Là, le Tondu ne peut pas résister il rit comme jamais je ne l’ai vu rire. Il se claque littéralement les cuisses. Le Mahousse finit par se dérider aussi.
— Je vous fais compliment, Bérurier, assure le Boss. Il est bon d’avoir de l’ambition et de la persévérance dans notre métier.
Sa Majesté prend ça pour une promesse et s’imagine déjà commissaire. Il s’épanouit comme une bouse de vache parvenue à bout de course.
— Et maintenant, fait le Vieux, poursuivons. Voici deux mois, un de mes correspondants aux Amériques m’a prévenu que quelque chose se tramait à propos de nos possessions antillaises.
« À maintes reprises des personnages assez troubles demeurant à Pointe-à-Pitre ont fait le voyage à Cuho et ont rencontré le chef de la police secrète cuhaltière. Ces entrevues ne présagent rien de bon. Elles ont lieu dans les salons d’un grand hôtel de Le Corona, la capitale de Cuho. Notre correspondant là-bas a essayé d’en savoir davantage, mais cela lui a été impossible. Pourtant il a loué une pièce juste en face de l’hôtel. Il surveillait ces visites, qui se produisent rituellement le premier vendredi de chaque fois, mais sans parvenir à capter quoi que ce fût. Alors j’ai eu une idée…
Il ouvre son portefeuille.
— Avez-vous entendu parler de Casimodus Tepabosco ?
— Non ?
Il me tend une photographie découpée dans un programme de music-hall. L’image est tirée en bleu pâle. Elle montre un homme maigre, au front très dégarni et au regard d’aigle. Il a le nez un peu crochu, presque pas de sourcils et sa lèvre supérieure est affligée d’une cicatrice de bec-de-lièvre. Là-dessus, le type est en habit et il a des décorations.
— Tepabosco est d’origine roumaine, déclare le vioque. Il possède quelques petits talents de société qui lui ont permis de faire carrière dans le music-hall. Il est en effet doté de facultés mnémoniques extraordinaires et, de plus, il peut lire sur les lèvres. Je l’ai connu pendant la dernière guerre. Nous appartenions au même réseau de résistance et il a fait du très bon travail.
Il se tait. Béru qui s’est approché coule un œil sur la photographie du gars et s’exclame :
— Je le connais ! Je l’ai vu le mois dernier à Bobino !
— En effet, approuve the Boss, il était programmé dans cet établissement et c’est ce qui m’a donné l’idée de faire appel à lui. Je l’ai contacté pour lui faire une proposition.
C’est ici que le valeureux San-A se manifeste, histoire de prouver à son supérieur qu’il n’a pas encore du céleri rémoulade à la place de la matière grise.
— Je crois comprendre pourquoi, patron.
— Vraiment ?
— Vous l’avez expédié à Cuho. Il peut lire sur les lèvres, dites-vous. Or, votre agent là-bas a loué une chambre en face du salon où se réunissent les suspects dont vous parlez. Vous vous êtes dit qu’avec des jumelles…
Le Béru en bave des ronds de chapeau.
— Ce Tonio, c’est pas la moitié d’un quart de Brie, fait-il valoir.
— Vous avez en effet deviné, dit le Boss.
— Alors ?
— Tepabosco a accepté ma proposition. Il est parti.
— Quand ?
— La semaine dernière.
— Et alors ?
— Alors la réunion a eu lieu il y a quatre jours, puisqu’il y a quatre jours c’était le premier vendredi du mois. Tepabosco a suivi avec des lunettes d’approche l’entretien ; seulement, en quittant sa chambre, il a eu un accident.
— On l’a descendu ?
— Pas du tout. Il s’agit d’un banal accident de la circulation. Il m’en a avisé lui-même, par câble, depuis l’hôpital où on l’a conduit. Il a été blessé à la tête. À la suite de ce traumatisme il aurait perdu la mémoire. C’est du moins ce qu’il prétend !
— Tiens, tiens !
— Naturellement j’ai eu la même réaction que vous : je trouve cela très suspect.
— N’est-ce pas ?
— De deux choses l’une, poursuit le Tondu : ou il a vraiment perdu la mémoire — après tout, la chose est possible — ou il ment ! S’il a perdu la mémoire, nous n’y pouvons rien. Mais s’il ment, je veux savoir pourquoi il ment et ce qu’il a appris.
— Et c’est pourquoi vous m’expédiez à Cuho ?
— Exactement.
Un silence lourd comme les réflexions d’un garde champêtre s’établit. Bérurier est, naturlich, le premier à le rompre.
— Pourquoi qu’il vous berlurerait ce tordu, chef ? Vous dites qu’il a été franco pendant la guerre ?
— Plus que franco, renchérit le Dabuche, il a été extraordinaire de courage et d’audace. Seulement, en vingt ans, un homme change.
« Et puis il se peut aussi qu’on l’ait démasqué et qu’il ait été obligé d’agir de la sorte. De toute manière je ne puis demeurer dans l’expectative.
— Quand dois-je partir, patron ?
— Ce soir même ; il y a un avion vers minuit à destination de Mexico. L’appareil fait escale à Le Corona. Vous le prendrez.
J’acquiesce. Mais, tout en opinant, je griffonne sur mon bloc :
« J’ai une idée. Chargez Béru de la mission. »
Mine de rien je pousse le bloc vers le patron. Il y jette un regard et n’a aucune réaction. C’est à se demander s’il a lu mon poulet, ce chef poulet.
— Ce n’est pas de gaieté de cœur que je me sépare de vous en ce moment, murmure-t-il. J’ai une enquête très impérieuse à vous confier par ailleurs, mais…
— Vous pourriez peut-être envoyer quelqu’un d’autre à Cuho ? je suggère.
Il hausse les épaules.
— Qui ? Voyons, il me faut quelqu’un d’énergique, de rusé. Quelqu’un qui soit capable d’initiative et à qui on ne la fait pas !
— Évidemment…
Un silence. Le Gros est en train de manger des cacahuètes.
— Il y aurait bien Bérurier, fais-je.
Sa Seigneurie relève la hure.
— Quoi t’est-ce ? demande-t-il.
— À propos de la mission à Cuho. Si lu pouvais y aller à ma place…
Il retrousse sa lèvre supérieure et plisse un œil.
— Impossible ; demain, j’ai une partie de pêche avec Pinaud.
Il mesure la fragilité de l’argument et reste coi. Le Vieux le considère d’un air peu amène.
— Au fait, oui. Bérurier va y aller.
— Ben, c’est-à-dire…
— Je vous écoute.
— Non, heu, je… Rien !
— Lorsqu’on aspire à devenir commissaire, on doit donner la pleine mesure de ses capacités, mon cher.
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