— Señorita, voulez-vous me permettre de vous offrir ce petit souvenir ? Vous vous en servirez comme coupe-papier.
Elle sourit. Ses yeux brillent d’admiration. Je sens que j’ai tout un carnet de tickets avec cette bergère. Elle admire la force et ne demande qu’à couronner le vainqueur. Le peuple est lâche. La foule m’applaudit et les videurs-maison cramponnent Rouflaquettes par les ailerons et le traînent jusqu’à la lourde.
— Vous êtes fort et généreux, me gazouille Conchita.
— Assez généreux pour vous demander de bien vouloir prendre une consommation avec moi, señorita.
— Et galant avec ça ! ajoute-t-elle.
La galanterie, elle s’y connaît, Conchita. Elle en vend du soir au matin, cette enfant de mutins !
On va rejoindre Sa Redondance, lequel, en plein gringue avec Incarnation, ne s’est aperçu de rien.
Il salue ma conquête fort civilement (n’étant pas en uniforme la chose lui est aisée) et murmure à mon oreille :
— Pas mal, ta portion, mais pas assez poilue.
Nous devisons de conserve, comme on dit chez Olida. Ces demoiselles nous disent qu’il y a peu d’étrangers à Cuho depuis la révolution. La vie y est moins marrante, et, contrairement aux promesses faites par Infidel Castré, il y fait tout aussi chaud qu’auparavant.
L’orchestre cesse de fonctionner et le chef annonce qu’il va y avoir exhibition de twist par les fameux danseurs Torpatéfez y Rentrapa. Cette danse moderne n’est pas encore parvenue jusqu’à Le Corona et un murmure de curiosité accueille l’annonce apostolique.
Un couple de jeunes gens en blue-jean vient se trémousser. Maigres applaudissements du public qui préfère le tango. Le chef d’orchestre invite les assistants à danser le twist. Un jury d’honneur est constitué et la direction promet une prime de dix mille ronds de fumée à la personne qui obtiendra le premier prix.
— Si qu’on irait ? propose le Gros.
— Vas-y, je t’attends là, fais-je.
Vous croyez que le Béru se déballonne ?
Pas du tout ! Il se lève et tend la main à sa partenaire.
— Viens, ma petite Constipation, on va leur montrer ce qu’on sait faire à Pantruche.
Terrorisée, la gosse refuse. Alors Béru y va seulâbre. Il n’y a en tout et pour tout qu’une dizaine d’amateurs. L’orchestre fait un bis et ça part ! Le succès de Lagonfle est foudroyant. On dirait qu’une meute de loups enragés lui mord les miches. Faut le voir se déhancher et ployer les jambes ! Un spectacle dantesque, gigantesque, burlesque, grand-guignolesque ! Toute la salle se met à battre des mains pour encourager le Gravos. Écœurés, les autres concurrents abandonnent. Maintenant Sa Bonbonne est seul en piste ! Il sue ! Il s’essouffle. Il se contorsionne. C’est la grosse crise d’épilepsie, la danse de Saint-Guy poussée à son paroxysme. Sa chemise est sortie de son pantalon, ses boutons de braguette roulent sur le plancher ciré. Son chapeau aux bords gondolés compose autour de sa bouille violacée une auréole noire du plus surprenant effet. Un vent d’hystérie collective souffle sur le dancinge. Les femmes glapissent, les hommes tonitruent, les musiciens ponctuent. Et Béru, infatigable, superbe, triomphant, secoue sa tonne de tripes avec une grimace d’apoplectique en crise. Son gros dargif va et vient avec une frénésie qui ne fait que croître si elle n’embellit pas. Ça donne le vertige. Tornade sur la Manche ! Un cyclone à la Jamaïque ! Faut le voir pour y croire ! On dirait un cachalot harponné ! Le Vieil Homme et l’amer ! Comment qu’il secoue la salade, le Mastar ! Il est branché sur la haute tension, mes fils ! Qui m’aurait dit que j’aurais droit à une soirée pareille en venant au Parisiana !
Enfin le morceau cesse et le Gros s’écroule sur son socle. La salle délire d’enthousiasme. On lui vote la prime à l’unanimité plus sa voix. Triomphant, épuisé mais radieux, il nous rejoint et sa souris velue lui fait un gros mimi humide dans le cou pour le récompenser.
— Alors, chère Interdiction, qu’est-ce que tu dis de ça ?
— Mais qu’est-ce qui t’a pris, murmuré-je. Tu sais donc danser le twist ?
— Penses-tu, rigole le Gros, seulement je vais te faire une confidence : depuis quelques jours, j’ai des morpions. Je sais pas où ce que Berthe a chopé ça… Toujours est-il que ça me démange que tu peux pas t’imaginer comment, et que c’était le moyen idéal pour se gratter en public. Tu dis que je leur ai flanqué le vertige à mes pensionnaires, dis, San-A !
Il chope la main de sa conquête.
— Avec les dix mille ronds de fumée, j’offre à boire, décrète le Magnanime. Qu’est-ce que tu penses d’un coup de champ’, infection ?
Le Gros est vraiment le héros de la fête.
Il étale son savoir avec complaisance. Il affirme qu’il a gagné des concours de danse.
— Vous aimez le jazz ? lui demande ma Conchita.
— Et comment ! Surtout depuis que Berthe et moi on a la télé. J’ai remarqué que le jazz, c’est un truc que c’est pratiquement la Cour d’Angleterre qui en a le métropole.
Et pour étayer ses dires surprenants, il énumère :
— Prenez les cracks, qu’est-ce vous trouvez ? Armstrong John, le duc Helington, la raie de Charles, etcétéra, etcétéra… Dans le jazz, moi, ce que je préfère, c’est les blouses.
Ces dames s’esclaffent. Elles rient d’autant plus volontiers qu’elles ne comprennent pas le français.
On se vide une boutanche de champagne qui ressemble à de la pisse d’âne diabétique et on décide d’aller faire la java dans une autre boîte. Conchita Danlavaz connaît une taberna où l’on peut manger de la sopa a la cebolla [4] Soupe à l’oignon cuhaltière.
. Cette fille a un je ne sais trop quoi qui vous parle à la peau. Son odeur est obsédante comme une veille d’échéance difficile et son regard de braise allume le sang.
La fiesta continue. Le Gros ne trouve plus que Cuho est un bled débilitant. Au contraire, il est dans une forme encore jamais vue. On se cogne la sopa, puis une tortilla. Le vino coule à flots. Il ne vaut pas notre Brouilly, mais le cru d’ici, le « Vino Véritas » est amusant comme l’œil de Perdrix. Il râpe le gosier au passage et vous cuite un bonhomme aussi bien que nos appellations contrôlées. À la sixième boutanche, ces dames sont pafs. Elles rigolent comme des petites folles en nous faisant des agaceries propitiatoires.
— On les grimpe à notre hôtel ? s’informe Béru dont la figure stopperait la circulation à un carrefour tant elle ressemble à un feu rouge.
— Pourquoi pas ?
J’exprime à ces dames les sentiments qu’elles nous inspirent, et je les assure que nous serions très honorés de leur visite. Ça marche.
Dix minutes plus tard on envahit le Byrrho Quinquina Hôtel où le vieux bronze continue à se balancer les couennes dans son fauteuil grinçant. Il vient au suif en nous voyant radiner avec notre cheptel. Il dit que le prix des turnes est fixé à la personne et qu’on doit lui attriquer une rallonge pour pouvoir grimper. Un peu de vil argent le fait taire. On monte en se lutinant (ce sont des enfants de lutins) et on se sépare sur le palier. Le Gros embarque son brancard comme si c’était la fée Marjolaine, et moi, j’invite Conchita à franchir mon seuil. La souris va s’effondrer sur mon stade à puces en gloussant d’aise. Naturlich, je commence par lui débloquer une demi-douzaine de patins grand standing histoire de la mettre en confiance.
— Quelle merveilleuse idée j’ai eue d’aller au Parisiana, je susurre d’un ton pâmé qui ferait frissonner une plaque de blindage. C’est grâce à un de mes amis…
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