Mohamed se rend auprès du Gravos. Il se met à invectiver le terrien en termes si véhéments qu’il s’en étrangle. Pendant qu’il déblatère (le chameau blatère seulement), je coule un regard effaré à travers le hublot. La terre se rapproche, les gars. Plus exactement c’est nous qui nous rapprochons d’elle, mais inutile de jouer sur les termes (comme disait une concierge) car le résultat sera identique.
Maintenant on survole un désert ocre, émaillé çà et là de taches de verdure. À l’horizon une chaîne montagneuse, pas très haute, mais que nous percuterons si on continue de perdre de l’altitude.
La voix de Mohamed cesse de jacter en arabe.
— Tiens, fait-il à Béru, on va te passer un pilote pour il indique à toi li manœuvre !
— Recommandes-y qu’y soye poli ! avertit Béru, autrement sinon, t’iras te chercher un pilote de secours chez Plumeau. Allô ! Ici, le commandant Bérurheim. Vous disez ? Le bouton rouge à droite du monovalveur de compromission ? Qu’est-c’est c’te bestiole ? Et puis d’abord, des boutons rouges ça foisonne autour de moi. À croire qu’il a la varicelle, ce tableau de bord ! Comment ?… Entre le contacteur d’endurance et le polyvalveur stercouillé ?… Vous vous foutez de ma poire ou quoi t’est-ce ?… L’avez appris à piloter sur un tracteur agricole, mon gars ! Oh, mais y m’les brisent menu, ces connards ! Bon à nibe ! Vanneurs ! Je perds mon temps avec ces branques ! Je m’ai mis j’sais pas combien d’unités à perdre de la latitude tant et plus ! Crânes mous, va !
— Tu vas pouvoir la conduire sans li renseignements, la vion ? s’inquiète le chef pirate.
— À la jugeote, mec ! Tout dans le chou du bonhomme ! Pour commencer, je te vas le redresser, Médor ! Tiens, mate : je dégoubille le volant et je tire à moaaaaaaaaaa !
Comme il n’achève pas sa phrase, sous sa violente pression, le DC8 pique droit dans les nuages, presque à la verticale ! Il n’était que temps car des pics rocheux se dressent à quelques mètres du fuselage.
Mais quelle secousse ! On a le cœur dans le gosier, la rate sous la vessie, les testicules par-dessous l’estomac, le foie en bandoulière, et les poumons autour des oreilles comme les ailes d’une casquette fourrée.
Y’a des dentiers en suspension dans la cabine, qui continuent à hurler. Une perruque flotte comme une méduse de cauchemar. Le banquier essaie de rattraper son chéquier qui lui est sorti de la fouille et qui vole avec la grâce titubante d’un papillon.
Fougueux, terrible, d’une monstrueuse brutalité mécanique, l’appareil continue de se cabrer. Il est droit comme un poteau d’exécution. Les gus qui n’étaient pas attachés pêlent-mêlent dans la région de la queue où se constitue un gros tas de gens grouillants et vociférants. Le zinc continue sa trajectoire. À présent, il vole à la renverse ! Et puis il repique du naze, se redresse peu à peu, retrouve tant bien que mal son assiette.
— Votre intention, if you pléase, bafouille la voix du Gros dans l’amplificateur, entre deux quintes de toux, le valdingue dont auquel vous auriez p’t’être pu constater est dû au fait que je m’ai filé le dargif par terre sans lâcher le guidon. Maintenant la carburation est bonne, les essuie-glaces marchent bien, on a de la tisane dans le jerrican de secours, et si j’ai pas de poil à ma zoute, du moins ma soute est au poil !
CHAPITRE II
LA CHANCE EST UNE QUESTION D’EQUILIBRE
Les bons comtes font les bons amis, comme affirmait ce gars qui n’avait jamais lu le Cid. Tout en m’apprêtant, tant bien que mal, à clamser, je me dis, avant de rendre à la terre mon emballage consigné, que dans l’ensemble, le sort fut pour moi aussi clément que le lac du même nom [2] Le lac Léman, pour ceux à qui il faut mettre les poings sur les ouïes.
. J’aurai eu une belle vie, les mecs. Piètre satisfaction, au moment de la perdre, mais on doit bien s’accrocher à ce qui vous tombe sous le désespoir.
J’ai perçu intégralement mes allocations de marrade et d’amour, alors, à quoi bon me lamenter exagérément ? J’ai beaucoup ri et beaucoup forniqué, si bien que je donne volontiers quitus au destin. Beaucoup ri parce que le monde est un spectacle hilarant, basé sur la connerie. Quand je songe qu’on organise à Cambrai la kermesse de la bêtise ! Beaucoup forniqué parce que j’aime ça et que l’homme porté sur la chose vit sur un parterre de chagattes toutes plus savoureuses l’une que les autres ! Je suis un pépiniériste du scoubidou à crinière, les gars. Je les cultive avec tendresse et dévotion, les bichonne, les dorlote, les surveille, les taste, les déguste, les oins, les surcharge, les frictionne, les lubrifie, les envahis, les investis, les Von-Karajane, les lime, les aménage, les épile, les fais bredouiller, les déniche, les pourlèche, les pourfends, les calibre, les accommode, les bénis, les pénis, les punis, les entame, les termine, les décuple, les sidère, les débroussaille, les magnifie, les décide, les dilate, les comble, les taquine, les exagère, les endolore, les conditionne, les AIME !
J’arrête car l’avion perd de l’altitude au point de voler à pas cent mètres du sol. Une terre rouge, entrecoupée çà et là de champs de paille misérables déferle au-dessous de nous. Ils sont trois, à présent, dans la cabine de pilotage. Béru, Mohamed, plus un passager qui, son premier mouvement de trouillance surmonté, s’est porté volontaire comme quoi il possède un avion personnel qu’il pilote lorsque ses affaires lui en laissent le temps. Ces trois personnages tentent donc l’impossible : poser un DC8 dans une région désertique.
— Allez ! Atterris la vion maintenant ! ordonne le chef du commando.
— T’es pas louf ! proteste Béru, c’est plein de caillasse ! J’peux pas risquer d’éclater un boudin, j’ai oublié mon cric dans le coffre de la R8…
— Il faut lâcher des gaz ! affirme le troisième homme.
— Tu parles, avec le cassoulet de midi, c’est déjà fait ! ricane Béru [3] Cette littérature est répugnante, moi, a votre place, je reprendrais Montaigne.
.
Quand je vous dis quelques lignes plus avant que la région survolée est désertique, je m’écarte un tantinet soit peu de la vérité, vu que notre arrivée dans ces parages a été signalée et qu’à perte d’ovule on voit radiner des camions militaires qui sont quinquagénaires ou soviétiques. L’en surgit de tous les horizons. Voyant que notre atterrissage c’est du peu au jus, tous foncent vers les lointains catastrophiques qui nous guettent afin d’être là pour la curée (comme disait une abbesse).
— Cette fois, il faut poser là ! égosille le passager compétent. Rendez du manche !
— À qui ? demande la poivrade.
— Vite, le terrain est bon !
— Et ce troupeau de moutons, qu’est-ce z’en faites ?
— Des méchouis, grommelle Mohamed, li réacteurs y en a tout grillé.
On fait du rase-mottes, cette fois. Je frémis en voyant se dévider le sol hallucinant à moins de dix mètres.
— Vous avez sorti le train d’atterrissage ? graptouille l’assistant pilote.
— Il eusse fallu que je sussasse où qu’il est ! hargnit le Gros ; si vous mordez chouchouille à tous ces boutons, servez-vous !
— Si on se pose sur le ventre c’est la catastrophe !
— Pensez-vous, baron ! V’là un grand champ de céréaux tout là-bas, on va faire coucouche-panier dedans. Excuse-moi de vous fout’ la récolte en l’air, Ben Couscous, j’ai idée que votre balance des esportations va donner de la bande. Notez que vous pourrez y planter du manioc, paraît que ça vient bien sur brûlis.
Puis, très commandant de bord, il déclare d’une voix unie, belle et grave, aux passagers dont la plupart ont perdu connaissance :
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