J’ai la présence d’esprit d’imiter le cri agonique de Paméla. De révulser les gobilles. D’ouvrir une bouche suppliciée, en retroussant mes lèvres.
La pointe du sabre se plante dans le plancher.
Corinne lâche tout pour mater sa belle ouvrage. Sa physionomie exprime la plus jubilante des satisfactions.
Elle respire profondément, manière de récupérer de son effort. Une bonne goulée d’oxygène, par moment, ça vaut un calva dégustation.
Quand elle s’est reprise, la petite chérie, je la distingue par-dessous mes paupières mi-closes, qui décroche le second sabre.
Je peux pas voir l’usage qu’elle en fait. Mais ce que je peux te dire c’est que le gars Médor cesse de hurler à la mort.
Ensuite, la porte claque et j’ai la pénible impression de me retrouver seul.
Complètement seul !
CHAPITRE X
DANS LEQUEL
JE ME PAIE UNE MORUE
T’as remarqué le nombre de gens qui vivent devant une cheminée éteinte ?
Combien peu l’allument ; soit par souci d’éconocroque, soit parce qu’il faudra ensuite déblayer les cendres ?
Ils s’assoient en rond, en rectangle ou en ligne devant un trou noir dans lequel, parfois, le vent joue du pipeau. Et puis voilà, ils bavassent, ils attendent.
Un trou noir, je te dis. Plein de suie. Et eux, trous aussi, près de ce trou. Qui regardent l’âtre vide.
Pourquoi je pense à ça, mécolle, embroché avec la Paméla morte sur ce sabre Empire Premier qui a dû battre la campagne contre un cul grenadier ? Pourquoi, à cet instant effrayant, c’est l’image saugrenue de gens rangés près d’une cheminée inerte qui m’occupe ? Pourquoi cette image exprime-t-elle dans mon esprit la notion de la mort qui se prépare à venir te faire ton tour ? La mort insidieuse qui rampe en nous, chaque jour, nous creusant, nous évidant, nous dévidant lentement.
Je voudrais me dégager.
Zéro pour la question. Impossible. Le poids de la femme, la lame plantée dans le plancher…
Ma blessure doit saigner vilain. Elle me brûle atrocement et je sens un emplâtre chaud, gluant, qui se colle à mon flanc.
C’est bien la merdouille en bâton, non ? Se laisser neutraliser ainsi, vicelingue abominable, dans cette enveloppe de caoutchouc. Privé de l’usage de mes mains. Non, je te jure. Et la honte infâmante d’être découvert dans cette position, moi, le célèbre commissaire Tantonio ! C’est ça, surtout, qui m’insurge. L’individu, s’il avait pas l’orgueil pour le doper, il tournerait mollusque. Y’a lurette qu’il ramperait sur son lit de bave.
Je ferme un instant mes yeux. J’efforce de respirer calmement. Concentration de l’athlète. Bon. Faut pas se ravager la laitance, qu’ensuite t’es un peu plus marron, tout simplement. Au lieu de récriminer le sort, faut lui célébrer l’action de grâce. Dire : « Merci mon Dieu de m’avoir épargné la vie, que je vais p’ t’ être m’en tirer avec une cicatrice de mieux. » Oui, faut !
Je coule ma main droite doucement sur le dos à Paméloche. Je sens la lame qui la plante sur moi comme un papillon. Je m’en saisis de mon mieux, en tâchant de pas trop me couper les doigts. Maintenant, va falloir que je la dégage du plancher d’abord, de ma carcasse ensuite. Sitôt que je la remue, j’éprouve une douleur intolérable, accompagnée de nausées. Je me dis que la tâche est insurmontable. C’est de l’autocharcuterie. Je me vais saigner comme un goret. M’évanouir. Tu tiendrais le choc, toi ? Mon œil !
Et pourtant. Hein ? Pourtant…
Allez, Tonio, serre les dents. Pense à ta mère. La Félicie, tu sais bien que c’est ta boîte de « spinach », à toi, pauvre Mathurin de mes deux ! Elle est là-bas, ta chère chérie, qui torchonne le môme Toinet, fourbit ta piaule malgré que tu sois pas là, dispose les fleurs du jardin dans un vase, sur ma table, pour si des fois… Sait-on jamais avec moi ?
M’man, elle a des recettes pour les coupures. En provenance de sa grand-mère, une dame que je n’ai fait qu’entrevoir quand j’avais trois ans parce qu’elle parvenait au terminus quand moi, je grimpais dans la rame. Une personne sévère. Un gros chignon blanc sur la tête. L’air d’avoir toujours été vieille et digne ; comme autrefois, les dames âgées, quoi…
Bon, le tout, c’est que je lui ramène mon thorax tailladé, à Félicie. Alors du cran, bonhomme.
Ce visage convulsé de Paméla, contre le mien. Barbouillé de sang autour de la bouche. Brrr… L’abomination. Je cigogne courageusement la lame. Premier Empire mon zobard, oui ! Ah, ce Poléon, je te jure… La Grande Armée. Ils ont tous eu droit à la retraite de Russie anticipée, les braves. Touche-moi le lobe et dis-moi que tu m’aimes ! Ça me cuit tellement que tout me chavire dans la calbombe. Il me faudrait de l’aide. Mais j’ai tellement peur d’être flagrant-délié dans cette posture que j’y vais à la rogne. Bien fait pour ta pomme, connard ! Au lieu de te prêter à cette combine (c’est le cas ou jamais d’y dire), t’avais qu’à faire partie de la manécanterie de ta paroisse.
Rahoummmm !
D’une coup terrible, surhumain, je viens de produire mon effort libératoire. J’ai dépiqué le sabre du parquet et de ma viande. Je me sens libre. Relativement. Maintenant il s’agit de sortir de ma gangue. Je bascule sur le côté, refoulant Paméla.
Son vieux médor ne lui a pas survécu longtemps. Il gît, égorgé, près de son radiateur.
Drôle d’anniversaire de divorce.
* * *
Deux heures plus tard.
Oui, mon gars. Pas moins. Faut t’avouer que j’ai eu plusieurs semi-évanouissements pendant mon turbin de dégagement. Quand je me suis extrait enfin de cet étrange sarcophage élastique, je comprends les raisons de mon digue-digue. Il peut être faiblard, le Sana : il a perdu au moins deux litrons de sang. Tu verrais cette bouillie pourpre ! Pour le coup, t’en tournerais de l’œil.
Je me traîne jusqu’à la salle de bains du vicomte de Bragelonne, et je me paie une douche bienfaisante. L’eau devient rouge vif.
Faut dire que je porte, contre le sein gauche, une plaie pas piquée des vers à bois, mon gamin. Large comme la main, avec des lèvres retroussées, violettes, tuméfiées. Et ça continue de pissoter dru. J’applique un gant de toilette contre ma blessure, maintiens le tout avec la ceinture d’un peignoir, puis me relinge tant bien que mal.
Ce carnage !
La suite dorée est devenue la suite écarlate.
Mon Ajax ammoniaqué, madoué !
Il fait ni une ni douze, Sang-en-Tonneau : il va en fluctuant des cannes au seau de champagne où une Dom Pérignon prend son bain de siège. Oh, dis donc ! La bonne tisane pour le foie. Glou glaou ! À la régalade. À la rigolade. Pis que frappadingue : glacé. Mais tellement réconfortant. Je voudrais pas être vu par une jolie dadame en ce moment car je bats Béru dans mon numéro d’immonderie. Je bois, je libère le gaz. Rebois. Raccroche les wagons (de queue). Ton lion superbe et carbonique, Mec ! Brrraouffff ! Oh, la belle bleue ! Vive monsieur le maire !
Je vais t’avouer tout : j’écluse la totalité de la quille. Du champagne, au goulot, démolir la boutanche l’espace de quelques instants, faut le faire, non ? Avoir la capacité, le gosier blindé. Et surtout, en avoir besoin. Voilà un médicament efficace, tiens. Dommage qu’il ne soit pas remboursé par la Sécurité Sociale. Mais j’ai confiance : ça viendra. Tout viendra pour le bonheur intégral de l’homme. Il aura plus qu’à jouir tranquillement. Prendre des pieds, lâcher des pets, des bulles, des conneries… Clic-claquer du Kodak. Oui, ça surtout ! Kodakolor, et zoom et zoom et zoom.
Une fois ces centilitres de vin gazéifié blottis dans mon estom’, je retrouve une certain contentement d’être. J’existe mieux, plus en souplesse.
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