Des rabatteurs, il en a dans mon dentier (je veux dire : dans le monde entier [42] J’aime bien la faire, celle-là. Parfois, je me la fais par surprise, quand je suis seul. Ce que je peux me marrer ! San-A.
). René Creux en faisait partie et « s’expliquait » dans ce coin de la France (sa fréquentation du casino lui permettait de lever des proies plus faciles, car certaines gens, lorsqu’ils sont complètement ratissés, sont mieux conditionnés pour accepter une pareille aventure). Dans la section Midi, encore plus riche à exploiter, il disposait de sa petite équipe de filles : Isa, Dorothée, d’autres encore… Tout allait pour le mieux, dans le meilleur des mondes (tiens ! un alexandrin, merci, M. Jourdain !) (Et voilà que sa remarque provoque chez San-Antonio un deuxième alexandrin, ce qui nous montre tout ce que ce remarquable auteur peut bailler à Corneille). Mais il a fallu que cet idiot de Creux (qui décidément manquait de relief) se confie un jour à la mère Duralaix (sed lex). La vieille salope au passé tourmenté, sorte de fausse Mata Hari, navigatrice en eau trouble échouée sur la somptueuse plage baulienne, voulut tirer parti de cette information. Yes, but comment ? Nous allons le voir dans pas longtemps, et j’en passe !
Il me faut maintenant te dire, ô mon lecteur peu crédule et gland à n’en plus pouvoir, te dire, cher compagnon de mésaventure, te dire à toi que j’aime pourtant de bon et mal gré, te dire que les rabatteurs du Dr Steve Mac King ignoraient tout de son siège. Ils étaient contactés régulièrement par la rouquine qui, en somme, s’occupait du ramassage des « clients ». Ignoraient en grande partie la destinée des gens qu’ils rabattaient. C’est la garcerie de Mère Duralaix qui, astucieuse comme mille mouches, a tout découvert et dès lors, s’est mise à faire chanter Mac King. Elle se faisait remettre des petits diams, à raison d’un par mois. Mais, m’annonce la rouquemoute, seuls les premiers sont vrais. Sans doute la vioque avait-elle dû prendre ses précautions avant de déclencher son chantage. Toujours est-il qu’elle tenait bel et bien le couteau par le manche et avait barre sur le toubib (or not to be, puisqu’il est anglais, le pauvre). Attends, ne bouge pas, ne m’interromps pas, je funambulise. Avec ta cervelle de carton-pâte, je me doute que tu t’époumones la matière grise à me filer le dur. Mais quoi, fais un effort, mon grand. Invente ce que je te tais, dédouble ce que je te dis, fous-y du tien, quoi, merde ! On est deux, non ? Y a pas de raison que je me cogne le turf seulâbre.
Elle avait donc trouvé — du moins le croyait-elle — le bon filon, Mémère. Mais soudain elle a pris la chiasse. Et sais-tu why ? Biscotte l’attentat de la plage. Faut te dire que chaque jour à la même heure, elle allait prendre son thé au bar extérieur du Prieuré Palace, la daronne. Elle sortait du casino pour aller déguster son Ceylan-citron en grignotant une pâtisserie. Ce jour-là, la chance lui souriant, elle n’y est point allée. Alors elle a eu peur. Quand, à l’Esturgeon, on lui a signalé ma présence, le traczir l’a poussée à se placer sous ma protection, car, quoi qu’elle en eût dit à ses amis Prandurond, elle feignait seulement de croire à la version de son copain Creux, concernant un attentat destiné au prince Charles… Mais quelqu’un a pris les devants. Quelqu’un qui se trouvait à l’Esturgeon et qui a assisté à notre brève converse. Qui ? La rouquine l’ignore. Ou du moins le prétend.
Un bruit étrange me fait tiquer. Est-ce le ronron du bistouri électrique ? Que non pas : simplement le Gravos qui s’est endormi à même le sol du bloc opératoire.
Il est touchant, ainsi recroquevillé sur le carrelage immaculé, mon vieux frangin. Tu dirais un saint-bernard devant une cheminée. Il a la tête entre ses pattes antérieures, les oreilles pendantes, le museau retroussé. Tu le sens passionné par la suite de l’affaire, le sardinophage. Avec lui, faut pas que ça dure trop longtemps, sinon il décroche.
Alors, pour moi seul, je reprends mon interrogatoire.
— Passons à la rubrique Creux. Qui l’a tué ?
— Je l’ignore.
— Ecoutez, chère belle dame, je recommence à penser que vous vous payez ma tête, ce qui est dommage compte tenu de son harmonie et de la qualité de ce qu’elle contient. Voyons : vous prétendez ne rien savoir de l’assassinat de Duralaix, pas plus que de celui de Creux et les deux fois, lorsque je me pointe sur les lieux, je vous y trouve !
— Les deux fois, nous avons été appelés par l’intéressé. Et l’avons trouvé mort.
— Duralaix vous a téléphoné ?
— En nous priant d’arriver immédiatement, oui.
— Bon, elle avait votre téléphone, donc c’est plausible, mais vous venez de me dire que vos rabatteurs, comme Creux, ne savaient où vous joindre.
— C’est bien pourquoi nous nous sommes déplacés, malgré le précédent Duralaix. Nous nous sommes demandé comment il se faisait que cet homme eût tout à coup nos coordonnées.
— Vous avez bien dû articuler des hypothèses à ce sujet ?
— Bien sûr. Steve et moi avons compris que c’était sur l’instigation de l’assassin que ses victimes nous appelaient avant qu’il ne les tue.
— Et vous avez une idée quant à son identité, à ce criminel mystérieux ?
— Aucune.
Nouveau silence, épais comme du goudron. La nuit, quand la bouche devient aussi pâteuse que l’esprit, le silence a une consistance d’huile de vidange.
— Et si on parlait du prince Charles ?
— Eh bien ?
— Il a subi deux attentats à la Baule, l’un en y arrivant, et qui m’a paru bidon. Un autre dans la soirée, et qui m’a paru réussi.
Elle sourit, un peu comme la Jouvence de ce cher abbé qui doit être assis à la droite du Vermifuge Lune et à la gauche de la Ouate Thermogène, là-haut, au moment où nous mettons sous pression.
— L’œuvre de l’I.R.A., à n’en pas douter.
— Pourquoi cette salve sans conséquences ?
— Vous connaissez mal les Irlandais, commissaire ; ces gens sont très organisés. Ils avaient tout combiné pour se payer le prince au Prieuré Palace. Une rafale tirée sur une voiture qui roule a des effets problématiques, voyez chez vous le Petit Clamart. Et pourtant la cible était volumineuse ! Ici, on a cherché à inciter le prince à demeurer à l’hôtel où tout était préparé pour le recevoir : bombe, poison, etc.
Je réfléchis peu pour admettre que.
— Reste la question Al Bidoni, dis-je.
Elle sursaille (ou tressaute, pour dire de changer. Toujours ces poncifs souverains, je m’épuise le tempérament !).
— De qui parlez-vous ?
— De cet agent de la C.I.A. qui est venu se faire refroidir à La Baule dans de bien étranges circonstances. Et qui a enlevé une consœur à moi, ce qui est déjà grave, mais également ma mère, ce qui n’est pas tolérable. Que savez-vous de lui ?
Ça tombe, net : « rien » !
Et elle redit « rien » sur un ton de curiosité. Elle paraît soucieuse.
— La C.I.A., dites-vous ?
— Oui, ma chère.
Alors un truc assez relativement cocasse s’opère : c’est brusquement elle qui se met à m’interroger.
— Comment le connaissez-vous ?
— Il était en cheville avec deux de vos rabatteuses de la Côte.
— Comment le savez-vous ?
J’y dis. Donnant donnant, quoi. Elle s’est suffisamment affalée, cette pauvre dame à l’oreille coupée (elle est à bout, comme Edmond) [43] Terriblement tiré par les cheveux. San-Antonio fait ici allusion à l’ouvrage d’Edmond About « L’homme à l'oreille cassée » . Il nous a habitués à mieux. Patrick SIRY, Directeur Littéraire
. Moi, dans les nuits tardives, j’ai des vigueurs qui m’insistent les sens. La fatigue est bonne conseillère. Je te me l’emplâtrerais fastoche, Maud. Et voilà que, plus je me répète la chose, plus elle me fascine. Je crois piger le phénomène qui réduit un sadique à son acte : l’autosuggestion.
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