Et puis voilà que quelqu’un a agi à sa place ! Délivrance ! Elle avait eu à cœur, poussée par quelque force vénéneuse, d’assister à la mise en terre de l’assassin de son enfant ! Baume dérisoire de la vengeance.
Pas un instant son regard ne s’est embrumé, sa voix n’a pas fait le moindre couac. Une forte personnalité ! Je sais que je reviendrai la voir. Ce ne sera pas commode de l’arracher à sa peine pour la séduire. Elle est bien loin des tentations de la chair ; la malheureuse. Seul lui importe le souvenir de son enfant morte, tuée par l’époque. Criminelle hydre aux milliers de têtes hideuses.
Nous la laissons bientôt. Avant que nous ne prenions congé, elle murmure :
— Larmiche tuait également à coups de pistolet ?
— Pas que je sache, docteur.
— Pourtant, cette femme dans le coffre de sa voiture…
— Tout m’incite à penser qu’il ignorait sa présence ; il a lui-même invité les flics à explorer son coffre pour leur prouver qu’il ne recelait pas de drogue.
Nous partons. Troublé, je lui vote un long regard profond comme une pensée de Pascal. Me semble qu’elle m’en accuse vaguement réception. La vie qui continue, bon gré mal gré. Faut lutter, les gars. S’accrocher à des touffes d’herbe, à des bites, à des poils de chatte, à n’importe quoi, ne serait-ce qu’un San-Antonio, plein de misérabilisme, de pets et de fureur. Le coulage-à-pic, c’est la solution de facilité des lâches, de ceux qui ne s’estiment pas à la hauteur des efforts qu’ils pourraient produire. Quand t’es trop à bout, ouvre le gaz, certes, et mets à cuire des œufs sur le plat ! Et puis fais-toi turluter le nestor où glisser un finger dans l’oigne, si t’aimes ça. Ton salut t’appartient ; n’en fais pas cadeau au néant, c’est trop con.
— Elle te plaît, hein ? murmure Marie-Marie, quand nous sommes de retour à l’auto.
— Elle a « quelque chose », conviens-je.
— Oui, dit la Musaraigne : elle a quelque chose. Tu sais quoi ? Sa peine. C’est elle qui, au fond, t’émoustille. Tu aimes bien tremper ta queue dans des larmes. J’ai la décence de ne pas nier.
— Un jour, poursuit-elle, quand je n’en pourrai plus de t’espérer, je sens que je deviendrai très salope. Ça doit être distrayant, dans le fond, d’avoir des appétits à satisfaire. Je pomperai toutes les queues qui passeront à ma portée ou je ferai de l’équitation dessus.
— Ne dis pas ça, connasse !
— Ça dérange ton confort ? Le beurre et l’argent du beurre ! Tu sais que tu es un cas !
— J’en souffre assez !
— Tu en souffres, mais tu en jouis.
Le silence nous rejoint. Je roule en direction de Pantruche. Les copains me manquent. J’ai beau m’escrimer, l’équipe est tout de même disloquée. C’est plus la grappe « d’avant », comprends-tu-t-il ?
— Sois gentille : appelle ton oncle sur le bigophone de ma tire.
Elle fait la moue.
— Il va vouloir qu’on se voie et je n’en ai pas envie.
— Alors tu me le passeras quand il décrochera.
Elle s’exécute. Ça carillonne un bout avant qu’on décroche. Enfin une voix d’homme marquée de l’accent italien :
— Pronto , j’écoute ?
Je biche le combiné.
— C’est vous, Alfredo ?
— Si, signor commissaire.
Enfin un qui ne s’écorche pas la gueule à me balancer du « Môssieur le Directeur ».
— Vous pouvez me passer Alexandre-Benoît ?
— Ça n’esté pa poussibile por l’instant.
— Perche ?
— Il est en train de mettre ouna dérouillée à Berthe ; vous n’entendez pas ?
Il doit brandir le combiné aux échos de l’appartement car, effectivement, je perçois des bruits de claques, des cris, des injures, des suppliques !
Il glousse après un moment :
— Vous entendez, signor commissaire ?
— Elle l’a trompé ?
— S’il devait la battre pour ça !
— C’est plus grave ?
— Beaucoup plous, signor commissaire : Berthe a mangé toutes les caillettes de l’Ardèche qué Béru s’était fait expédiate. Vous savez combien il les raffole.
Les coups pleuvent drus. Les hurlements de l’épouse maltraitée forcent en intensité.
— Vous n’intervenez pas, Alfred ? m’étonné-je.
— Ma jé voulu. Il m’a filé un coup de génou dans les couillons. C’este ouna broute, cé type !
— Vous pensez qu’il en a encore pour longtemps ?
— Sourment plous beaucoup : elle a la gueule en compote ! Jé vé aux nouvelles.
Il dépose mon tympan attentif sur le marbre de la cheminée.
— Et tu voudrais que j’aille voir ces monstres ? soupire Marie-Marie.
C’est Bérurier-le-Chourineur qui monte en ligne. La voix comme un haut-parleur qu’un farceur a empli de mayonnaise, le souffle haletant, l’invective mal torchée.
— C’te putasse d’enculée de sa mère pourrie ! gronde notre personnage du tertiaire. Vingt-quat’ caillettes de Privas ! Vérolée, va ! Tu croives qu’é m’en aurait gardé t’une seule ? Zob ! Mais qu’elle en crève, bordel ! Qu’elle éclate, nom de Dieu ! J’nettoiererais l’plancher av’c un d’ ces bonheurs ! Qu’est-ce j’sus été marier une vache pareille alors qu’a des p’tites génisses qui n’d’mandaient qu’à se faire fourrer, à la ferme ! J’m’ rappelle d’une : Blanchette é s’app’lait. Y avait même pas b’soin d’y entraver les pattes, tant tell’ment qu’elle aimait ça, la bougresse ! Si l’père l’avait pas vendue, pour faire boucherie, j’eusse pu en faire ma concubile attristée [7] Notre connaissance de la langue béruréenne nous donne à penser que le Gros a voulu parler de « concubine attitrée ». San-A.
. M’allô ? C’est toi, en Toine ? S’cuse-moi : j’sus dans tous mes états. C’qui m’arrive est un défi à l’imaginance. Vingt-quat’ caillettes de l’Ardèche ! Emballage sous vide d’la charcuterie Porcinet, d’ Privas où elles sont presque encore meilleures que celles de Groslard d’Aubenas. Vingt-quat’, tu m’reçois bien ? Oui, vingt-quat’ : trois fois douze ! Et c’te charogne vivante qui me clape tout l’lot ! Des caillettes dont j’m’réservais pour moi seul ! T’as d’ quoi d’venir dingue, non ? D’quoi tuer, y a prétesque ! M’allô, tu m’appelles pourquoi-ce ?
— Prendre de tes nouvelles, Gros !
— Parle-moi z’en pas : elles sont fraîches, mes nouvelles ! Vingt-quat’ caillettes, montre en main ! Tu la verrerais, ma morue : é n’peut plus bouger. Si au moins ça la tuerait d’indijection ! C’serait d’la justice éminence.
— Des nouvelles de l’enquête ? coupé-je.
— L’enquête ? Oh ! voui. Pinaud.
— Comment cela, Pinaud ?
— Il est rentré d’prendre les eaux, comme dit c’te vieille baderne ! Y prend les eaux à Vittel. Les femmes enceintes perdent les eaux, ben lui, y les prend ! C’t’une nature ! Il a radiné dare-dare au burlingue et j’y ai narrationné ce qui s’passait. Tout d’sute il a voulu mett’ son grain d’ sel, tu l’connais. N’a peine j’ai eu terminé, il a renfilé ses gants en peau de couilles et il a reparti. Sans dire où qu’il allait, mais l’air d’en avoir deux.
— Eh bien, c’est parfait. Il a du métier, de la jugeote. Il ne peut sortir que du positif de ses entreprises.
— Tandis que moi, j’sus une panosse ?
— Je savais que tu t’en rendrais compte un jour, fais-je en raccrochant.
CHAPITRE HUIT
DANS LEQUEL NOUS NOUONS
DE NOUVELLES CONNAISSANCES
Du maintien.
Comment en serait-il autrement : elle se nomme Princesse. Plus que chenue : authentiquement vieille. En parlant d’elle, l’idée ne te viendrait même pas de mentionner qu’elle est âgée. Non : elle est vieillarde en plein. Superbe cyphose qui la met pratiquement à l’équerre. Elle devait être beaucoup plus grande en étant petite, comme je plais à dire. Le cheveu rare, mais moussant et bleu. Un cordon de velours noir autour du « cloître » (Béru dixit). Un soupçon de rose aux joues et de rouge aux lèvres. Tailleur noir, chemisier blanc. Elle s’aide pour marcher d’une canne légère à pommeau d’ivoire sculpté représentant une tête de chat (compte tenu de ses occupations galantes, j’eusse préféré une tête de nœud).
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