San-Antonio
Tango chinetoque
Au professeur Alfred Sauvy,
cette grave étude sociologique,
en très respectueux hommage.
S.-A
Et d'abord mettons-nous bien d'accord !
L'affaire dont je vais vous entretenir ici est ultra-secrète et je prends une responsabilité terrible en vous la confiant.
Si je le fais c'est parce que j'ai la faiblesse de croire en votre discrétion. Néanmoins vous allez me donner votre parole d'honneur de brûler ce livre dès que vous l'aurez lu pour éviter toute possibilité de fuites.
De la sorte, je serai plus tranquille.
Et même, si vous ne vous sentez pas capables de garder un secret, de vivre avec lui, de le choyer, de le chouchouter sans jamais le montrer à quiconque, ou encore si vous détestez le style san-antonien, alors brûlez ce bouquin avant de le lire.
Ça gagnera du temps !
Et ça sera plus prudent !
Vu ?
Bon, fermez les volets, donnez un tour de clé à la porte et débranchez le téléphone.
Je commence !
Félicie est sur le pas de la porte, qui m’attend. Elle voit déboucher mon taxi de très loin, et son visage gris s’éclaire. Voilà qu’une fois de plus son rejeton rejoint sa base. L’aura-t-elle assez attendu, ce galopin de San-Antonio, M’man ! Lorsque j’allais en classe, si j’avais le malheur de m’attarder à tirer des sonnettes ou à bécoter des écolières (mais oui, déjà) sous des porches, j’étais certain d’apercevoir en revenant sa silhouette anxieuse adossée au pilastre de la grille. Elle croit que le fait de m’attendre dehors, ça brusque mon retour, ou plutôt que ça me protège. Et peut-être est-ce vrai que l’anxiété des mères protège leurs enfants ? Peut-être que leur tourment dégage de grandes ondes bénéfiques qui s’étalent sur le monde plein de périls et vont emmitoufler les petits d’hommes ? Je veux bien croire à ça, moi, San-A. ! Oui, je veux bien. Dans la monstrueuse indifférence de l’univers la seule île dont le sol ne foire pas sous vos pieds, c’est l’amour maternel.
Donc, elle est là, devant le jardin, Félicie. Tendre sentinelle soucieuse de détourner des dangers incertains. Dans la petite rue paisible, bordée de pavillons douillets et discrets avec des grilles débordant de rosiers, un chien-de-voisin zigzague de poubelle en poubelle d’un air préoccupé de contrôleur en action.
Mon bahut stoppe devant notre portail et je bondis au cou de ma brave femme de mère.
— Tout s’est bien passé, mon grand ?
— Au poil, M’man.
Je douille le Ruski de la maison G7 et récupère ma valoche de cuir. Mais, au moment où le conducteur va déhotter, v’là que Félicie tape à sa vitre.
— Attendez ! lui crie-t-elle.
Je file à M’man un regard surpris.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Écoute, mon grand, M meBérurier a téléphoné tout à l’heure. Elle voulait te parler, elle était en larmes, les sanglots l’étouffaient. Elle m’a demandé si tu étais de retour et a supplié que tu passes la voir dès ton arrivée, alors je pense que…
Brave vieille Félicie. Je sens combien ça lui coûte de me rembarquer séance tenante. Elle aimerait tellement m’avoir un peu à elle, me mijoter un petit plat et regarder la téloche assise près de moi dans le vieux canapé de la salle à manger…
— Tu crois que ça urge, M’man ?
— Il vaut mieux que tu ailles voir tout de suite, Antoine ?
— Tu as raison. Bon, je te laisse ma valise et je fais l’aller-retour.
Une bise hâtive et je virgule l’adresse du Gros à mon pilote.
Qu’est-ce qu’y a bien pu arriver chez les Béru ? Sa Majesté aurait-elle débloqué une fois de plus ? A-t-elle été victime d’un accident ou d’un coup fourré ?
Je file un coup de périscope par la lunette arrière du taxi. Je vois la silhouette un tout petit peu voûtée de Félicie rentrant ma valise. Ça me fait du triste partout. Ce soir, je l’emmènerai à l’Olympia et ensuite je lui paierai une jaffe chez Lipp. Faut que je la sorte un peu, M’man, pas qu’elle s’encroûte à la maison. Elle a besoin de voir du monde, d’entendre de la musique…
L’homme au compteur-entre-les-dents me débarque devant le Béru’s office. Quatre à quatre j’escalade son escadrin. Parvenu à son étage, je ressens un moche pincement au battant. La lourde est ouverte et c’est plein de monde à l’intérieur de l’appartement. Des gens que je connais, d’autres que je ne connais pas ; tous sont en sombre et en larmes. « Ça y est, me dis-je, le Gros est cané. » Ça me file une nausée, pareille idée. L’existence sans Bérurier, ça ne se conçoit plus. Il fait partie intégrante de ma vie. Il est le sol généreux de mon univers. Un sol un peu fangeux, mais duquel pourtant jaillissent de belles et blondes moissons.
Je m’apprête à interroger un quidam, mais il me fait signe de la boucler, vu que quelqu’un cause dans la salle à briffer sur un ton pathétique et trémolesque. Je fends la foule. Il y a là sa concierge, le bougnat d’en bas, le sourdingue d’en haut, Alfred le coiffeur et sa dame, le beau-frère à Béru, le malingre de Nanterre avec la sœur de Berthe, impotente, importante, avachie, abîmée à jamais dans un marécage de graisse. Il y a Berthe en pleurs.
Un monsieur jaune cirrhose, décoré sur canapé, parle en faisant friser les féminines ! Il en est à la péroraison justement : « Tu fus toujours le plus généreux et le plus serviable des hommes, Alexandre-Benoît. Le plus aimant des maris. Le plus sûr des amis. Le plus consciencieux des policiers. »
On renifle. On pleure plus bruyamment. On refila son mouchoir à ceux qui ont oublié le leur. Et l’orateur de conclure : « Toute ta vie fut un modèle, Alexandre-Benoît, ta mort restera un exemple ! »
Il se tait. Les dames font bahu hahuuuu, et les messieurs font hegrmmm hegrmmm. On tombe dans les bras les uns des autres. On se mélange le chagrin, trinque avec sa peine, on se boit les larmes, on se renifle la morve à bout portant, on s’entre-déguste la détresse. La mort de mon Béru me fout K.O. Je me sens dévasté entièrement. J’ai plus une parcelle de moi-même valide ou valable. J’embrasse une dame barbue. (J’apprendrai un instant plus tard qu’il s’agit de sa cousine Gertrude.), je presse sur mon cœur un maigrichon qui vaporise du clapoir. Tout le monde s’étreint, se pétrit, se malaxe. II y a des mains et des bouches qui me parcourent, des pleurs qui me détrempent, des soupirs qui me décoiffent. J’embrasse Alfred dont la figure ressemble à l’ardoise d’une pissotière, j’embrasse le sourdingue dont l’appareil acoustique zonzonne comme un transformateur surmené, j’embrasse la frangine à Berthy, la monstrueuse qui chlingue l’abattoir, j’embrasse son minus mari, j’embrasse ce qui m’arrive en bloc et au hasard, n’importe où : sur les joues, sur le front, sur la bouche, sur le nez, dans les cheveux.
On se répartit les effusions, on se distribue l’émotion, on se l’émiette, on se la fait goûter, on se l’entre-grume, on se la lèche, on se la boit, on se la décerne, on se la cerne, on y patauge, on la distille, on l’alimente, on l’éclabousse. D’autres bras m’enlacent, d’autres lèvres me compostent. Je pleure aussi. J’ai le malheur qui ronronne dans ma poitrine comme le moteur d’un rasoir électrique. Je tombe dans les bras du père Pinaud, pas encore aperçu. Une vraie loque ! Déjà au repos il fait cuvée-réservée-de-poubelle ! Mais, alors, dans l’épicentre du malheur il est plus fréquentable. Ce sont ses fringues qui lui conservent encore un brin d’apparence humaine. Autrement il ressemblerait à un mollusque pantelant. Il hoquette, il suffoque. « On retrouvera jamais le même », il prophétise.
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