Le Gravos s’est nippé ultra-smart : costard bleu croisé, limace à peu près blanche, cravetouze gris pâle. Il a le cheveu gominé à outrance, du talc sur les joues, la bouche déjà avide de sa comtesse ; on sent le mâle frémissant, en pleine convoitise physique. Il s’est oint de je ne sais trop quelle horrible lotion et pue le salon de coiffure de village. D’un geste noble, il ôte sa montre, la pose devant soi, et déclare après en avoir fixé les rampantes aiguilles pour s’assurer qu’elles tournent rond :
— Gentlemants, la comtesse Troussal du Trousseau, dont au sujet de laquelle je vous ai annoncé l’honneur de sa visite, m’a informé qu’elle aurait du retard. Elle est en train de visiter ses domaines dans la Loire et son homme d’affaires qui lui cherche du suif l’oblige à prolonger son séjour de quèques heures. Nez en moins, elle viendra sur la fin de ce cours qui, conséquemment, durera plus longtemps.
Béru émerge de sa longue phrase à tremplins et respire un bon coup.
— En attendant la digne personne, poursuit-il, on va étudier la manière de se comporter dans l’existence quand on est adulte. Ce qu’il faut faire et pas faire, dire et pas dire chez soi, dans la rue, ou ailleurs. Vous mordez le topo ?
Nos muets acquiescements le satisfont et il attaque.
— Le début de la politesse, c’est le salut. Vous avez votre bada sur le dôme et v’là que vous rencontrez une madame de connaissance. Même qu’il ferait frisquet, faut se fendre du coup de bitos magistral. Je connais que deux exceptions à c’t’usage : si vous seriez grippé et si vous auriez les brandillons chargés de pacsons. Mais dans les deux cas ci-joints, n’oubliez pas de vous escuser, sinon vous passeriez pour un bouseux. Dans le premier, vous faites comme ça, en reniflant en grand pour souligner que c’est pas de la frime : « Pardonnez-moi si je gardasse mon couvercle, chère maâme, mais ce matin encore, mon thermomètre à moustache se payait du trente-neuf à l’ombre ! » Dans le deuxième cas, vous vous mettez de profil à elle, vous tendez juste le petit doigt de la main droite, j’insiste (la gauche ça serait pas correc) et vous dites : « Biscotte ma cargaison, je vous balaie pas le plancher avec mon panache blanc, ma beauté, mais le cœur y est, ainsi que tous les accessoires ». Notez ! C’est les formules les plus fraîches que j’aye mises au point, insiste le Gravos.
Nous ne nous faisons point faute d’inscrire en effet ces phrases utiles sur nos tablettes, pour le cas où les circonstances nous les rendraient nécessaires.
Béru poursuit et, sa voix gaillarde, on devine qu’il ira loin et qu’il parlera net :
— Les tracas de la vie, remarquez, c’est toujours de notre corps qu’ils arrivent. Les problèmes, ils découlent de cette foutue carcasse : la maladie, le sommeil, l’amour, la bouffe… Mais il en existe des plus minus bien empoisonnants aussi dans leur genre. On va se les examiner à la loupe, les Mecs. Et voir comment t’est-ce qu’on peut les feinter.
« Je prends le plus simple, détaille le Monumental : l’éternuement. Quand vous avez le temps de le prévoir, qu’il vous picote le pif un bout de moment avant d’esploser, vous pouvez préparer la manœuvre, sortir votre tire-gomme et vous fout’ en batterie pour le cueillir au déboulé. Mais y a des fois où il spontane, l’éternuement. Il vous éclate dans le museau comme un ballon rouge qui touche une cigarette allumée. Tchaoummm ! Vous avez l’impression de voltiger en éclats. Ça vous file du rouge dans la pipe et des étincelles partout. Après, vous matez les conséquences avec tourment. Il vous pend des vilaines ficelles au naze et vos voisins sont pleins d’emblèmes ! Quand cet incident se produit, perdez pas votre calme. Et vous escusez pas, surtout ; sinon vous êtes fichus. Pour commencer vous tirez votre mouchoir et vous vous ramonez le blair. Ensuite vous dites à l’assistance : “Vous parlez d’un coup de cymbales, mes amis ! J’en vois qui sont pleins de virgules, c’est pas la peine qu’ils se portent partie civile, je vais leur filer un coup de chiftir pour leur redonner l’éclat du neuf à moins qu’ils voudraient les conserver pour leur correspondance ?”. C’est bien balancé, hein ? exulte Sa Majesté. »
Il se lisse les tempes.
— Deuxième sorte d’emmouscaillage : le bâillement. Vous v’là en soirée et la dame de la maison se colle au pianoche pour vous martyriser le Vermifuge Lune de Werther. Ou bien c’est l’ancien officier qui vous bonnit ses bravoures de jadis… Brèfle, voilà votre mental qui décroche et, conséquemment, votre mâchoire. Vous bâillez. Au début, vous arrivez à conserver le clapoir hermétique, mais y a rien de plus communicateur que la bâillanche. Ça se gagne, vous déguisez vite un salon en jeu de grenouille !
« Plus vous luttez, plus ça vous fait chialer les yeux. Quand l’organisme commande, faut se soumettre. Voilà une recette pour pas paraître malotru. Sitôt que vous sentez que ça va vous venir, le grand air du lion de Belfort, vous commencez à distribuer des grandes mimiques admiratives comme quoi vous êtes charmé et que vous pouvez plus le juguler, votre enthousiasme. Vous faites des “Ooh !” des “Aah !” en ouvrant le bec aussi grand qu’un oisillon voyant radiner sa môman avec un vermisseau frétillant. Vous chiquez au grand délire, c’est les transes, quoi ! Après, il vous reste plus qu’à poursuivre en terminant chaque bâillement par un mot tel que : Formidable ! Inouï ! Sensas ! Seigneur Jésus ! Merde alors ! Eh ben, ma vache ! etc. Astucieux, vous admettez ? Bon. Maintenant, j’en reviens au mouchement. L’autre jour, je vous ai appris comment on se mouchait avec ses doigts. Ça n’est valable qu’en plein air ou chez des intimes. Supposez que vous futassiez pris au dépourvu lors d’une réception dans la Haute, hein ? Un rhume vicieux et pas de mouchoir, y a de quoi vous paniquer le plus intrépide. Naturellement, les démoralisés, ils iraient en demander un à la maîtresse de maison. Eh bien, ils auraient tort, car ça se fait à aucun prix. Un mouchoir, c’est pas comme une épouse : ça ne se prête pas ! Moi, je m’ai organisé. Je m’esclame en m’approchant de la fenêtre : “C’est fou ce que votre parc est joli, madame la baronne” (à condition que la dame soye baronne, comme de bien s’entend). Je fais semblant de regarder à l’estérieur et je débite des poéseries sur la verdure enchanteresse, les petits zoiseaux espiègles et les tarifs des jardiniers. Je cause des arbres : “C’t’un melonier géant que j’aperçois là-bas ?” Ou bien : “Tiens, vous aimez aussi les Zigodus diplodocus ?” Et mine de rien, en jactant, je m’empare du rideau. Et puis brusquement je murmure : “Mince, mon lacet !” Je me baisse et tout en toussant pour couvrir le bruit, je refile mon trop-plein dans le rideau. »
Il nous illumine de son sourire radieux.
— Se moucher dans les rideaux, c’est commun, me direz-vous ! Soite, mais y a la manière. Le butor, il évacue ses stalactites n’importe où. C’est à la hauteur de l’ourlet qu’il faut se dégager l’éteignoir car, à cet endroit, ça ne se remarque pas. La correction avant tout ! Le même procédé, on peut l’utiliser à table. Pendant le repas, vous avez le secours de votre serviette. Vous racontez une blague à votre voisine. Une bonne. Par exemple celle du lion. Je vous la place au cas où que vous seriez pris au dépourvu. C’est dans un salon, y a le vieux major de la coloniale qui raconte ses aventures : « Je me trouvais dans la brousse, il fait. V’là un lion grand comme ça qui débouche d’un sentier à faible circulation. Vite j’épaule ma vinchestère. Mes choses ! Elle s’enraye ! Le lion continue de m’avancer dessus. Je dégaine alorsss mon colt. Inscrivez pas de chance : il s’enraye aussi. Et le lion me venait toujours dessus… « Alors ? » que gémit l’assistance. Le colonial se racle le gosier : Le lion pousse un coup de gueule : « Rrrhâoum ! il mugit [26] Le « mugissement » du lion ! Voilà bien encore une bérurerie !
d’une voix terrible. Et puis il se tait. L’assistance, elle est pétrifiée ! « Et alors ? » que s’hasarde la vicomtesse. « Alors, bredouille le major, j’ai ch… dans mon froc ! » Les salonnards sont outranciers. Ils toussent, ils réprobationnent. A la fin, y a la vicomtesse qui indulgente un peu. « Mon cher, elle fait, vu les circonstances, étant donné le critique de votre situation, il est assez normal que vous eussiez eu cette pauvre réaction organique. » Mais le major secoue la tranche. « Non, dit-il, c’est maintenant, en faisant rrrhâoum que j’ai ch… dans mon falzar. »
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