Il lisse ses cheveux, lesquels deviennent craquants à mesure que la gomina sèche.
— Pour les petites réceptions, rasez-vous, même que vous iriez chez les intimes. Y peut se trouver des dames polissonnes que vous leur voleriez un bécot vite fait derrière un rideau et que votre piège à macaroni incommoderait. N’arrivez jamais les mains vides. En vous invitant, on a voulu être gentils avec vous, alors soyez gentil avec ceux qui vous attendent. Ce qu’on peut emporter ? Bien sûr, y a les fleurs. L’inconvénient, c’est qu’elles flétrissent et qu’elles se mangent pas. Je vais vous donner une liste de choses que vous pouvez offrir et qui font toujours plaisir : une grosse boîte de sardines, un kilo de sucre, un litre de rouge, une tablette de chocolat, une demi-livre de café, le dernier numéro de Match, un paquet de gitanes, une boîte de préservatifs (si les parents s’en servent pas, ça amuse toujours les enfants), un bon camembert, un saucisson, une photographie en couleurs du Général ou un dixième de la Loterie nationale. Si vous n’avez pas le temps d’empletter, portez un reste de ragoût ou de tarte, mais faites un geste, mes mecs ! Faites un geste !
« Autre chose : méfiez-vous toujours de l’heure. Quand on vous invite, on vous dit de radiner sur les choses de huit plombes, seulement si vous êtes exacts (je parle pour Paris) vous trouvez la maîtresse de maison en combinaison ou en train d’éplucher les pommes de terre pour les frites.
« Arrivez donc à neuf heures et on vous en saura un gros tas de gré.
« Bon, poursuit l’Increvable, vous voilà chez vos potes. Il se peut que vous y trouvassiez des gonzes que leur portrait vous revient pas. Remisez dare-dare votre antipathie pour pas démolir la soirée. Ça ne vous empêche pas nez en moins de chuchoter dans les pavillons de votre hôte : “Quelle idée que t’as eue d’inviter ces macaques ? Ils sont aussi sympas qu’un gravier dans ma godasse. Fais gaffe qu’ils soyent pas à côté de moi à table, sinon je réponds pas des balles perdues.” Notez que souvent, au premier ras-bord, on trouve les mecs déprimants, mais qu’au deuxième ras-bord, après les apéros, on se dit qu’ils sont moins lavedus que vous en avez l’air. Enfin, brèfle, si vous savez pas de quoi leur causer pour dégeler la rencontre, voilà une liste de sujets dont vous pouvez piocher dedans sans hésiter. Vous serez surpris de voir les ressources qu’ils contiennent. »
Le Gros ferme à demi ses beaux yeux fromagesques.
— Avant tout, reprend-il, le temps. C’est peut-être pas de l’argent, mais en tout cas, pour la parlotte il vaut de l’or. Il vous suffit de lâcher, en plein silence, une phrase comme « Pour un mois de juin, vous avouerez qu’on se croirait plutôt à l’automne » et vous voyez démarrer les manivelles à couenneries. Après le temps, la grosse ressource, c’est toujours le gouvernement, n’importe sa couleur. Vous z’hochez la tête et vous dites : « Ils nous promettent des abattements, mais en attendant tout augmente. » Ou encore : « Avec leurs z’impôts nouveaux, ils nous foutront sur la paille ». Toujours dire « ils » ou, « eux », comme ça, vous ne blessez personne. Si vous prononciez les noms auxquels tout un chacun pense quand vous dites « ils », ça renfrognerait dans l’assistance. « Ils » et « eux », ça permet de vitupérer à outrance, de se monter le bourrichon bien à bloc, sans risque aucun. C’est comme pour les gosses la boîte de peinture sans danger.
« On fout des gouvernements par terre chaque soir, pratiquement en restant dans l’anonymat. Si on a l’intelligence de pas personnaliser on peut tout se permettre. Je me rappelle d’un banquet que j’assistais et que présidait un ministre. On causait de notre pénurie d’autoroutes tellement scandaleuse et le ministre qui avait chopiné un peu trop de muscadet avec ses belons a esclamé textuellement ceci : “ Qu’est-ce que vous voulez, ils s’en foutent .”
« Ils » c’est personne et c’est qui on veut. C’est un pointillé au milieu de la phrase. Chacun y inscrit mentalement le blaze de sa convenance. C’est le mot le plus pratique de la langue française.
« Outre le temps et le gouvernement, vous avez aussi la bagnole. Il vous suffit, en cas de tension générale, de demander à un mec de l’assemblée s’il a toujours sa Mercedes, sa D.S . ou sa Simca 1 300 pour qu’aussitôt ça s’anime comme au Parc des Princes quand le Racinge vient d’encaisser un quinzième but. Même, à la réflexion, je crois que l’automobile c’est un sujet bien plus fort que le gouvernement. Là au moins on peut citer les noms et prendre ouvertement parti. On peut s’enguirlander comme quoi les performances de la R8 sont plus étourdissantes que celle de la Morriss ou lycée de Versailles. Souvenez-vous bien : la bagnole, c’est le grand remède lorsque les menteuses sont en panne sèche. Ça fout du carburant dans les soirées languissantes. Un levier de vitesse, c’est la baguette magique !
« Enfin, continue le Vigoureux, le dernier grand sujet, c’est la santé. Chez les vieilles dames et chez les Russes surtout. Je me rappelle d’une fois qu’on nous avait conviés, moi et Berthe, chez Grégory Kibaisansky, un ex-prince du grand tsar de l’hôtel de ville de Moscou, ancien chauffeur de G 7 aussi par surcroît, maintenant retiré de la circulation à la suite de ce que son fils est devenu vedette de cinéma. Les Popofs, ils ont bon cœur, c’est ça leur principal agrément. Chez eux, quand un mec réussit, il fait pas son bêcheur avec les membres de sa famille. Non, tout de suite c’est la pêche aux paumés. Il achète des magasins à caviar aux plus dégourdis et il file une pension alimenteuse aux autres. Donc, ce soir-là qu’on jaffait chez les Kibaisansky, on était, moi et Berthe, les seuls Françouses du lot. Tout le reste c’était anciens généraux, marquises et colonels de la garde. Et le torchon brûlait à la suite de ce que leur femme de ménage polonaise avait sifflé toute la vodka. Au lieu de ménager, elle ronflait dans l’armoire aux balais, bourrée à bloc. Ça leur avait endolori leur réception, cette biture imprévue. C’étaient eux qu’avaient dû les rouler, les boulettes de poulet, et la cuire, la soupe aux choux-sauce tomate, et les confectionner, les gâteaux au fromage blanc. Et le hareng pilé avec de la pomme également, ç’avait été pour leurs poignets. Ils maugréaient mochement. Les invités, privés de vodka, n’en cassaient pas une broque. Comme repas, c’était sinistre. Dès les z’hors-d’œuvre, j’ai pigé que ça partait mal, à la façon que notre hôte protestait que le colonel se servait trop copieusement en sardines. “Nicolas ! qu’il lui grinçait, vous devriez songer à la communauté.” Ce qui prouve que, dans le fond, il l’était pas tellement anti-soviète, le prince Kibaisansky. Bref, chacun regardait chacun comme s’il aurait eu envie de lui percer le ventre avec sa fourchette. Et puis voilà que soudain, ma Berthe lâche un “aïe” de souffrance. Elle avait une crise de foie ce jour-là et l’alcool à brûler qu’on lampait pour remplacer la vodka lui tourmentait l’hépatique. Pour le coup, les autres se mettent à la dévisager. La princesse Kibaisansky demande comme ça : “Quoi t’est-ce qui vous arrive, trrrrès chèrrrre amie ? J’aurais-t-y oublié une arête dans mes z’harengs ?”
« Alors Berthe a expliqué que c’était son sucre gastrique qu’était en brise-bille avec son cancrehélas si bien que son abat tournait au fielleux. Elle venait de sauver la soirée sans s’en douter, la trrrrès chèrrrre femme. Vous les auriez vus et entendus, les Ruskis, s’exclamer leurs maladies sous la moustache ! Se les indiquer avec graphiques à l’appui, leurs avaries de machine. Ils se refilaient des adresses de toubibs ; ils s’échangeaient des remèdes. Chacun voulait faire goûter ses granulés aux autres ! Ils sortaient tous des médicaments mystérieux des poches. Des petites pilules rouges ou vertes, des comprimés fendus dans le milieu, des poudres, des liquides, des visqueux. On entendait grelotter les petites boîtes. Y en a qui comptaient des gouttes, en russe, dans les glasses de leurs voisins. D’autres qui s’enfonçaient le cachet avec l’index pour l’accompagner jusqu’à la gorge, des fois qu’il se gourerait de chemin, le petit innocent, et qu’il irait se fourvoyer dans la tranchée-à-refaire. La table ressemblait à une pharmacie. En moins de deux, on l’a eu gavée de drogues, Berthe. Elle savait pas refuser, ma Gravosse. C’était trop gentiment proposé. On lui a fait gober d’horribles pastilles et des comprimés larges comme des boutons de pardingue ; on lui a délayé des poudres bien effroyables, qui moussaient et qui sentaient la merde bricolée ; on lui a filé des gouttes dans les oreilles, d’autres dans les trous de nez ! Un vieux cuponcteur lui a planté des fléchettes dans les jambons, comme quoi c’était la panade universelle, ses petites aiguilles. Il le racontait en francorusse comment qu’il obtenait la communication avec les centres nerveux de Madame, grâce à son petit attirail. Ils lui en ont tant fait prendre des drogues, tant appliqué des pommades, que pendant huit jours elle a enflé de partout, Berthy. Elle était rouge comme une langouste et elle dégobillait sans arrêt. Je me voyais déjà veuf. Oui, la santé, ça aussi c’est un grand sujet de converse… »
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