— Mon œil ! dit-il. Tu penses que je lis dans tes brèmes, San-A. Mathias prof ici. Toi, déguisé en élève. Et, moi, là-dessus, nommé prof stagiaire comme par enchanteresse. Pas la peine de me berlurer davantage. Si tu veux jouer au plus con avec moi t’as pas encore gagné, j’aime mieux te prévenir.
Je souris pour me donner du temps.
— Quel est le fond de ta pensée tortueuse, Gros ? Dis voir…
— Depuis que j’ai arrivé, j’ai su que deux élèves s’étaient scrafés. En plus on fouille ma chambre, on déverse ma valoche, jusqu’à y compris des camemberts tout ce qu’il y avait de vivants que je m’étais munis pour mon séjour. Le fond de ma pensée, dis, marchand de salades pas fraîches, tu veux le connaître ? Eh bien, y a du louche dans l’Ecole. On t’a chargé de l’enquête. Et Môssieur San-Antonio de mes choses, toujours plus finaud qu’un marchand de bestiaux, a expédié son équipier numbère oane sur place pour garantir ses arrières le moment venu.
— Et alors, Gros, c’est plutôt honorifique, il me semble ?
— Ça le serait été si tu aurais joué franc-jeu au lieu de me laisser croire que j’étais professeur de bonnes manières pour de bon !
La pitié, chez moi, l’emporte sur la franchise.
— Mais tu l’es, imbécile heureux ! D’accord, je t’ai fait nommer prof, seulement maintenant TU ES PROF ! mugis-je. C’est le résultat qui importe, non ?
Ça le calme. Il me visionne le blanc de l’œil pour s’assurer qu’un reste de mensonge n’y est pas planqué ; puis il demande, d’une voix qui prend de la gîte :
— Pourquoi tu m’as pas affranchi ?
— Parce que je tenais à ce que nous nous installions chacun à notre affût sans qu’il y eût entre nous la moindre complicité, comprends-tu ?
Il ne comprend pas, mais à cause de mon ton mystérieux, il dit pourtant que oui. C’est un candide, Bérurier, dans son genre. Un soumis. Râleur, mais content qu’on la lui fasse boucler. Il se sait faillible et limité.
— Je profite de ce qu’on joue cartes sur table, Gros, pour te complimenter à propos de tes cours. Tout ce que tu nous dis est de première. Tu peux continuer ton programme, c’est du fin travail.
Il en rosit et cache sa confusion dans son verre.
Un quart d’heure plus tard, nous prenons congé de Mathias. Cette soirée, ç’a été une mesure pour rien. Le correspondant n’a pas téléphoné ; néanmoins il s’est tout de même passé des choses, non ?
Et des pas banales !
— Tu veux qu’on te raccompagne chez belle-maman ? demande le Gravos d’une voix plaisante.
— Oh ! non ! Oh ! non ! fait vivement le Rouquin, ça suffit pour aujourd’hui.
Il s’éloigne dans l’ombre méticuleuse de la rue déserte, le dos rond. Sa chevelure scintille comme une lanterne japonaise.
CHAPITRE DIX
TROISIÈME LEÇON DE BÉRURIER : L'ADOLESCENCE — LES FIANÇAILLES
Je regagne mon plumard sur la pointe des pieds, mais, comme je vais pénétrer dans mon box, la voix de Racreux m’intercepte.
— Monsieur vient de faire une partie d’extase ?
— Penses-tu, j’ai rendu visite à une vieille tante à moi qui habite dans la région.
Il en donne une sérénade avec l’instrument à vents dont l’a doté la nature. C’est la jubilation qui lui fait ça.
— Ta vieille tante, je suis sûr que j’en ferais mes beaux dimanches, plaisante-t-il.
— Je peux t’arranger une rencontre, tu es peut-être son genre, dis-je en me dépiautant.
— Elle est comment, cette bergère ?
— Le genre Pauline Carton, en moins bien. Il n’y a pas eu de coups bas pendant mon absence ?
— Rien !
Je me torchonne et ne tarde pas à en écraser.
Le lendemain, il fait un temps magnifique. Quoiqu’un peu pâlot, le soleil fait du zèle et inonde l’Ecole de sa réconfortante lumière (mince ! voilà que je me lance dans le classique).
Un avis placardé dans le hall informe les élèves que, puisqu’ils ont quartier libre le mercredi soir, le cours de bonnes manières aura lieu à 13 heures.
J’assiste aux autres cours sans déployer beaucoup d’activité. J’ai hâte de revoir Mathias afin de savoir si le correspondant s’est ou non manifesté depuis notre tumultueuse visite. Mais j’ai beau me détrancher, je n’aperçois pas l’Incandescent. J’espère que ses beaux-dabes ne l’auront pas puni trop sévèrement !
A midi, je découvre Béru, dehors, assis sur un banc du parc. Il paraît songeur et évasif. Je m’approche.
— Vous êtes perdu en vos pensées, monsieur le professeur ? remarqué-je à haute voix.
Ses lourdes paupières se soulèvent de quelques millimètres et il me capte d’un œil éteint.
— Je gambergeais, fait-il.
— A quoi ? demandé-je en m’installant à son côté.
— A la religion bidon du père Clistaire. Après tout, ça peut être un bon truc. Pourquoi que j’en fonderais pas une, moi aussi ? Je me nommerais pape. L’Alexandrisme, ça prendrait, je te parie. J’aurais des clients. Le culte du vin rouge et de l’amitié, je créerais. Ça se perd. Faut relancer. Et puis, une fois pape, j’aurais une drôle d’autorité sur ma bourgeoise…
Il branle le chef.
— Je me demande si elle a beaucoup minci, Berthe, depuis sa cure. J’ai reçu une carte postale d’elle, comme quoi tout va bien à Brides, mais elle cause pas de la bascule.
— Elle veut te faire une surprise. Tu as quitté Mathilde Casadesus, tu vas retrouver Jeanne Moreau !
Il fait la moue.
— Pas trop n’en faut. J’appréhende, Gars, j’appréhende. Une épouse, faut qu’elle ait de l’aisance. J’aime le copieux, en amour. La petite girouette que tu te fixes au paratonnerre, c’est pas dans mes aptitudes.
Il rêvasse encore et murmure :
— Pour en revenir à cette histoire de religion, tu crois que je pourrais ?
— Pourquoi pas. Je m’inscris déjà comme enfant de chœur. Alexandre-Benoît I er, ça aurait de l’allure. En attendant, tu traites de quoi, à ton cours d’aujourd’hui ?
Il renifle, sourit, et déclare en tapotant son encyclopédie à travers sa poche :
— L’adolescence, San-A. C’t’un chapitre qui me tient z’à cœur.
Il regarde l’heure, avec solennité.
— Tu sais pas la nouvelle ? Ma comtesse vient à Lyon après-demain. Je crois qu’elle m’a pardonné le massacre de ses gogues anciennes. Je me propose de la faire participer à mon cours, pour la pratique. Une vraie dame de la haute, quoi de mieux pour illustrer ?
— C’est une idée fantastique, admets-je d’une voix qui tremble à force de se contenir, tu penses qu’elle acceptera ?
Non sans noblesse, il tire un télégramme de sa poche et me le propose au bout de deux doigts négligents. Je le déplie et lis :
« JE NE DEMANDE QU’A VOUS AIDER MON BON AMI. J’ACCEPTE BIEN VOLONTIERS VOTRE PROPOSITION. A VENDREDI.
COMTESSE TROUSSAL DU TROUSSEAU »
— Tu vas vite en besogne, mes compliments, apprécié-je.
— Tu comprends, j’en profiterai pour faire les usages mondains en sa présence. Aujourd’hui je traite de la jeunesse jusqu’aux fiançailles, demain je leur apprendrai le mariage, si bien qu’ils auront déjà une base solide, mes élèves.
Puis, changeant de ton, il murmure :
— Et ton enquête ?
Brave Béru, chien policier si fidèle, si amoureux de son travail.
— Calme désespérant. On marche dans un nuage. S’il n’y avait pas eu ces attentats contre Mathias et contre moi, l’autre nuit, je croirais qu’il s’agit bel et bien de deux suicides.
— C’est la solution de facilité, réprouve l’Intraitable. Tu me connais, San-A, tu sais que j’hume les vilains coups. Eh bien, je peux t’assurer que sommes en plein pastaga. Ça couve, Mec. Ouvre l’œil. Ça couve vilain.
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