Je pense ces trucs-là en une fraction de seconde. Je suis pas constipé de la matière grise comme vous l’êtes, tas de tronches ! Seulement le gros Tom ne perd pas son temps. Il retrousse ses manches et m’allonge un taquet. Fred proteste.
— T’excite pas, dis-je à Fred. Puisque ton bull-dog veut se faire étriller, il va être servi… Laisse-moi lui montrer deux ou trois petits trucs marrants qui complèteront son beau physique de vieux chaudron.
Je me mets en garde. J’attends que Tom prenne l’initiative de l’engagement. Il ne traîne pas. Il lance un formidable direct du droit que je contre comme un champion. Il se met en boule et tente une série à la face. Je laisse passer l’orage, bien abrité derrière mes poings. Ce gaillard est costaud comme un bœuf, mais il s’essouffle rapidos. J’attends qu’il se soit un peu fatigué ; alors je recule d’un pas. Le crochet du gauche qu’il balançait va se perdre dans la rampe de l’escalier. Prompt comme l’éclair je lui fais cadeau d’un direct au foie qui le casse en deux. Je le relève avec un gauche-droit sous le menton. Il essaie de reprendre l’initiative, mais il ferait mieux de s’inscrire pour un abonnement à la lecture ! Maintenant il est à moi et je me régale un brin.
Je lui éteins un de ses cocards, puis je lui fends une arcade sourcilière. Le sang coule. En moins de deux il est aveuglé. Ses bras de déménageur font des gestes désordonnés. Je rigole sauvagement.
— Hein, Toto, qu’est-ce que tu dis de ça ? Je suis pas champion, réponds ?
Il me crie une injure. Je lui tire un parpaing de cent kilos dans les badigouinsses ; il crache trois dents sur le plancher et s’écroule.
Je me masse les doigts et je dis à Fred.
— Tu crois que ça ira la démonstration ?
— Ce sera suffisant pour aujourd’hui, reconnaît le grand Fred.
« Allons Tom, relève-toi !
Mais Tom ne répond pas.
— Faudra qu’il aille se faire repaver la gueule s’il veut s’engager comme jeune premier à Hollywood, dis-je à Fred.
— Viens par ici ! ordonne mon interlocuteur.
Nous pénétrons dans une petite pièce sobrement meublée d’un lit, d’une table et de deux chaises dépaillées.
— Alors, tu t’en es tiré, l’autre jour, mon vieux Fred ?
— Tu vois…
— Comment avez-vous fait ?
— Figure-toi qu’il y avait deux hommes en armes de l’autre côté de la brèche. Ils ont ouvert le feu sur nous mais, grâce à Tom, nous nous en sommes tirés. Il a grimpé sur le mur et, de là il a sauté sur un des Frizous, l’a assommé et lui a fauché sa mitraillette. Il a abattu l’autre et nous avons filé… Les autres ont rappliqué, mais le nain, Tom et moi avons eu un pot terrible ; figure-toi que nous avons grimpé sur la passerelle qui enjambe la voie ferrée près de la gare, juste au moment où passait un train de marchandises. Nous avons sauté dans un wagon ouvert. Les Frisés n’y ont vu que du feu…
« Et toi ; comment que t’as fait ?
Je lui raconte la poursuite en bagnole.
— Mes compliments ! s’exclame-t-il.
— Rengaine-les, Fred. C’est pas encore l’heure de se jeter des fleurs en criant au génie. Il y a du boulot.
Il ricane.
— Et quel boulot ?
Je le vois sortir un revolver de sa poche grand comme un canon à longue portée.
— Tu vas à la chasse au chamois ? je lui demande.
— Si tu appartiens à cette sorte de mammifère alors, d’accord, c’est bien à la chasse au chamois que je vais.
Bon, c’est le temps de s’annoncer nos couleurs.
— Eh, Toto, pas de blague ! Avant de jouer au tir au pigeon, laisse-moi monter à la tribune, tu veux ?
Je m’assieds sur le lit et j’attaque :
— Je connais toute l’affaire et toi tu n’en connais pas la moitié ; vous m’avez l’air aussi dégourdis, Tom et toi qu’un plat de spaghetti… Vous vous laissez fabriquer comme des puceaux par une rombière… Y a des petzouilles qui rêvent de voir Naples avant de calancher, moi, mon rêve, ce serait de faire entrer pour cinquante grammes d’intelligence dans votre caboche en ciment armé.
« Vous vous êtes embauchés comme tueurs à la petite semaine dans les pattes de gens que vous ne connaissez pas… Sais-tu seulement que le grand patron n’est autre qu’une femme ? Et une femme qui est de la Gestapo ?
Il paraît prodigieusement intéressé.
— J’ai assez usé de salive aujourd’hui. Je préfère t’affranchir à fond sur la question et te donner les preuves de ce que j’avance.
« Il y a quelques minutes, tu as dû recevoir un coup de fil de la part du grand patron, n’est-ce pas ? Oui ? Bon ! Eh bien c’était la gonzesse qui tient les guides qui t’a parlé ; une souris mon grand, qui n’a pas froid aux châsses… Elle t’a dit que j’allais me pointer avec un mot d’introduction, mais qu’il ne fallait pas tenir compte de celui-ci. Que par n’importe quels moyens vous deviez me faire avouer où sont planqués certains disques, et qu’une fois en possession de ceux-ci il fallait me buter.
— Exact ! murmure-t-il, surpris.
À ce moment la porte s’ouvre et Tom fait son entrée. Il est déguisé en pomme de terre. Il faut un examen approfondi pour se rendre compte de quel côté se trouve son visage. Il fait quelques pas en vacillant et se laisse choir sur une chaise.
— T’es gracieux, je lui dis. On dirait que tu t’es disputé avec un troupeau d’éléphants…
Fred se marre aussi. Tom est groggy.
— C’est la première fois que je prends une danse de cette ampleur reconnaît-il. Comme cogneur, tu te poses là.
J’aime l’entendre parler ainsi. Ces buteurs ne comprennent que la force. Celui-ci a trouvé son maître et il le reconnaît loyalement. Il ne cherche plus à faire des magnes…
— Je suis bien content que tu rentres en piste, dis-je. Je parlais de choses qui t’intéressent aussi…
Alors je leur explique toute l’affaire depuis A jusqu’à la place de la Nation. Ils ouvrent des mirettes en bouches d’égout. Quand j’ai terminé, je leur dis :
— Je vais téléphoner au copain qui détient l’enregistrement pour lui demander de vous le faire entendre. Où se trouve le tubophone ?
Fred me le désigne et je communique avec Bravard.
On grille des cigarettes et on tortille un demi-litre de Negrita en attendant mon copain.
Une heure plus tard, Fred et son acolyte ont auditionné le fameux enregistrement. Ils sont enfin dûment convaincus et ils ne sont pas contents du tout. S’ils pouvaient tenir Greta dans un coin, on assisterait à un très joli spectacle de vivisection.
— Bon, alors vous êtes d’accord avec moi, les enfants ?
Et comment qu’ils le sont ! Si je leur demandais de marcher au plafond, ils le feraient.
— Il n’y a rien à tirer de cette fille. Je vous propose de lui jouer un sale tour. Maintenant il n’est plus question de l’ampoule, donc vous perdez tout espoir de faire du blé avec ce filon. Mais si vous marchez avec moi et consentez à risquer le paquet à mes côtés, foi de San-Antonio, je vous emmène en Angleterre et vous y ferai verser une coquette somme d’argent.
Ils n’hésitent pas.
— Commande, on te suit ! déclare Fred.
— Ça va être du coton…
— Tant pis, de toute façon nous sommes sciés par ici, hein, Tom ?
Tom pousse un grognement de sanglier enrhumé.
— Pour sûr !
— O.K. Alors voici ce que je vous propose : quand Greta va vous téléphoner pour savoir où en sont ses affaires, vous lui direz que vous avez les disques et que je suis mort. Si elle vous demande de les porter quelque part, répondez-lui que vous avez les foies et qu’il vaut mieux qu’elle les fasse prendre.
« C’est trop gros de conséquences pour elle pour qu’elle charge quelqu’un de la commission. Donc elle viendra elle-même, que ça lui plaise ou non ; c’est sa seule chance. Alors nous essaierons de donner une petite sauterie en son honneur.
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