En exécutant ce petit numéro, j’espère pouvoir trouver le fil conducteur qui me mènera au zèbre qui m’a tiré dessus. Car il doit y avoir dans le restaurant un habitué affilié à la bande des buteurs. Ce mec reçoit ses instructions de la façon que vous connaissez. Pour l’identifier je ne vois qu’un moyen : lui filer un rancard par le truchement du morse symphonique. Ça peut prendre comme ça peut foirer. Si ça prend tant mieux, je lui mets la pogne au colbak et je lui joue Lily Marleen sur la pomme d’Adam jusqu’à ce qu’il me donne le moyen de trouver l’homme aux cheveux en brosse. Si ça foire, j’en serai quitte pour avoir fait le zouave en vain.
À l’heure dite, le lendemain soir, je passe prendre Gisèle at home . C’est là que la partie de marrage commence. Nous nous déguisons avec des fringues que j’ai louées chez un vieux Youde de mes relations, lequel se fait appeler Dubois depuis quelque temps.
En dix minutes je nous transforme en chanteurs des carrefours. Gisèle est criante de vérité. Si vous la rencontriez dans la rue, vous lui refileriez une demi-jambe pour qu’elle aille s’acheter du gros rouge. Quant à moi, avec mes bacchantes vineuses, mes lunettes auxquelles il manque une branche, mon pardessus rapiécé, et mon instrument, j’ai l’air d’un ancien professeur de violon tombé dans la débine à la suite d’un attentat à la pudeur.
— Vous avez préparé votre message ? me demande ma petite infirmière.
— Et comment !
— Où avez-vous fixé le lieu du rendez-vous ?
— À l’angle de la rue de Clichy et de la place de la Trinité…
Elle hausse les épaules d’une façon méprisante.
— En plein air ! Et vous croyez que ça va être pratique pour le harponner. D’abord, ne pensez-vous pas que ça lui semblera louche ?
— Évidemment, mais où voulez-vous que je l’attire ?
— Ben… ici !
— Ici ?
— Pourquoi pas ? C’est tranquille, vous ne trouvez pas ?
Je repousse la tentation.
— Vous êtes dingue !
Mais ma voix sonne faux. Gisèle devine que je ne serai pas duraille à décider.
— D’abord, fait-elle, il faut prendre une décision quant à notre conversation : tantôt nous nous tutoyons et tantôt nous nous vouvoyons, cette incertitude la fiche mal devant des tiers. Ensuite, vous savez bien que ce que je vous propose est correct. Ici, vous n’avez pas à redouter d’indiscrétion de la part des passants.
— Bien sûr, mais ça peut être dangereux.
— Allons donc…
Je me fais véhément.
— Sapristi, je sais mieux que toi où se trouve le risque. Si je te dis que ça peut être dangereux, c’est que c’est vrai. Nous ne connaissons rien des types en question, rien sinon qu’ils tirent dans le bide de leurs contemporains avec la facilité que vous avez pour vous mettre du rouge à lèvres.
« Avoue que ça donne à réfléchir…
— C’est tout réfléchi, je sais qu’avec toi je ne risque rien… On a beau avoir l’habitude d’entendre les souris vous passer la pommade, des paroles pareilles vous font drôlement plaisir.
J’ai connu un mec qui a enjambé le premier étage de la tour Eiffel, sans prendre garde qu’il y avait une fameuse marche, simplement parce qu’une grognasse platinée lui avait débité des salades comme quoi il était le jules le plus extraordinaire de la création. Vous allez me dire que ce zig devait trimbaler une bath araignée au plafond, et je suis d’accord avec vous pour une fois. Il n’empêche que cette anecdote vous prouve que des boniments de poufiasse ont souvent plus d’effet sur nous, les gars de la reproduction, que les déclarations des droits de l’homme et du citoyen.
Je me sens galvanisé, comme la tôle servant à fabriquer les ustensiles ménagers.
Je ne doute plus de mes possibilités. Gisèle me dirait d’aller tirer un ramponneau dans la trombine du général allemand commandant la place de Pantruche que j’irais en courant et que Pujazon ne pourrait pas me rattraper.
Je me penche sur ma petite gosse.
— Très bien, chérie. C’est O.K., nous allons essayer d’attirer le gars chez toi. S’il y a de la casse, je décline toute responsabilité.
Elle hausse les épaules.
— L’heure tourne. Vous êtes plus bavard qu’un perroquet.
Là-dessus j’éclate de rire et je raconte à Gisèle que mon oncle Gaston, l’instituteur en retraite, celui qui prend un bain de pieds le premier samedi de chaque mois, possède un cacatoès aussi muet qu’un tampon buvard. Cet oiseau n’a dit qu’un mot dans sa vie et ce mot était tellement salé que ma tante a gardé la chambre pendant deux mois en l’entendant.
Il ne faut pas longtemps pour arriver rue de l’Arcade. Le gérant joue son rôle de première. Il fait mine de ne pas s’intéresser à nous. Nous avançons dans la salle de restaurant qui est bondée. Au milieu de l’indifférence générale, Gisèle annonce qu’elle va pousser une goualante. Elle a choisi La Rue de notre amour , because les gonzes de l’autre jour l’ont jouée. Elle toussote un peu et démarre. Je l’accompagne comme je peux sur mon crin-crin. Je vous garantis que je préférerais l’accompagner dans un dodo. La musique et moi, on est parents à peu près comme le sont une panthère noire et un canard de Barbarie. Néanmoins, mes leçons de jadis me reviennent en mémoire. Bien sûr, je fais des fausses notes ; pour être franc, je ne fais même que ça. Mais ça fait plus vraisemblable.
Gisèle a une gentille voix de soprano. Bien sûr si elle auditionnait à la Scala de Milan, tout ce que le directeur pourrait lui proposer, c’est un emploi au vestiaire ou aux waters, mais son petit filet suffit dans ce bruit de fourchettes et ces glouglous. Comme elle est jolie, y a quelques vieux faunes qui la renouchent en loucedé. En sciant mon jambon j’observe l’assistance ; je cherche à deviner qui, dans cette foule de convives est l’homme qui m’intéresse. Mais s’y trouve-t-il seulement ?
Je me fends la poire en pensant que nous sommes en train de faire les cornichons pour peut-être balle-peau.
Lorsque Gisèle a terminé sa beuglante, elle fait un petit salut et annonce que son camarade Antoine va interpréter un morceau de sa composition.
C’est à mon tour de tenir la vedette. Je prends une pose inspirée et je fais mon Paganini. Je ne sais pas au juste ce que je musique… C’est un air qui me revient, du plus profond de ma mémoire. Je crois bien que le mec Chopin a composé ce machin. Je m’en tamponne les amygdales. Le mec Chopin ne risque pas de venir rouscailler. D’abord parce qu’il est clamsé depuis belle lurette, ensuite, parce que, de la manière que j’exécute son morceau, il ne pourrait pas le reconnaître.
Au milieu du morceau je marque un temps d’arrêt. Je me concentre et laborieusement je passe mon message. Voici ce que je transcris en morse :
Urgent — Rendez-vous — Ce soir 10 heures –
Maudin — 24, rue de Laborde
Après quoi j’achève mon récital.
Quelques applaudissements parcimonieux retentissent. Nous remercions l’honorable société, et nous passons à la mangave. La recette est bonne. Nous nous faisons quatre cents balles.
— Décidément, me dit Gisèle, j’ai de plus en plus envie de lâcher l’hôpital et de me consacrer au lyrisme de restaurant.
Nous faisons un clin d’œil au gérant, et nous nous taillons sans plus attendre.
Je regarde l’heure à Saint-Lago : neuf heures.
Je propose à Gigi de torcher un grog dans une brasserie avant de regagner ses pénates. Il faut boire la recette. C’est curieux comme les types sont généreux avec les cloches, quand ils s’empiffrent dans un truc à marché noir…
— Vous croyez qu’« il » viendra ? demanda Gisèle.
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