— Donc, tu ne sais rien ?
— Rien !
— Tu n’as pas la moindre idée sur ce qui a pu se passer ?
Non !
Très bien, je vais te remettre en liberté. Auparavant il faut que tu signes ta déposition…
Je me place à une table où trône une machine à écrire gallo-romaine. Je cloque une feuille blanche sur le chariot et j’écris :
« J’affirme être innocent et ne rien savoir de la mort du pianiste Amédée Gueulasse. »
— Viens ici ! enjoins-je.
Il s’approche. Je lui présente la feuille négligemment.
— Lis, signe et barre-toi !
Il prend le papier avec ennui et murmure en me le tendant :
— Lisez-moi, s’il vous plaît, moi je ne sais pas…
Je déchire la feuille. C’était un piège que je lui tendais. Il n’y est pas tombé. Cela ne prouve pas son innocence, mais ça fortifie ma bonne impression le concernant.
— Bon, je vais t’emmener à la Pinède brûlée.
— Je n’y habite pas ! fait-il…
Et de frotter le dos de sa pogne sur ses joues râpeuses. Il a des lames de rasoir dans les prunelles.
— C’est pour une petite reconstitution…
Docile, il m’emboîte le pas. Nous passons devant Nez-cassé. Celui-ci radine avec un sandwich. Il le tend vigoureusement à Alonzo.
— Ça fait deux cents balles ! dit-il.
Je lui glisse la somme annoncée.
— J’emmène monsieur…
— Bien.
— On a le rapport du toxicologue ?
— J’ sais pas ! M’sieur le commissaire m’a rien dit !
Ce mec a la cervelle poussiéreuse. Il ferait bien de ne pas sortir sans son chapeau.
— Vous direz à votre patron que je vais revenir.
— Bien, m’sieur le commissaire…
Je pilote en virtuose tandis qu’Alonzo se farcit son tiroir à jambon.
— Y a longtemps que tu travailles à la Pinède ?
— Depuis le début de la saison.
— Et avant, tu étais où ?
— A Paris…
— Ton casier est comment ?
— Vide ! Je suis honnête ! On peut prendre des renseignements…
Nous suivons le bord de mer. Ce matin, la grande bleue est plus bleue que jamais. Des voiliers la mouchettent de leurs ailes blanches et des hors-bord ronronnent dans le soleil en traînant des skieurs nautiques… L’air sent le pin et le safran.
La route secondaire serpente entre des villas de contes de fées. Puis elle s’élève un peu entre des rochers ocre et nous radinons à La Pinède brûlée.
La boîte est en veilleuse. Pas de clients. Seulement des femmes de ménage enturbannées qui balaient la piste et astiquent les tables. Le maître d’hôtel, celui qui a une calotte glaciaire en guise de cheveux, les houspille. Il a troqué son uniforme de pingouin contre une salopette grise. Il nous reconnaît et vient à nous.
— Alors ! lance-t-il, il a avoué, ce salaud ?
Je l’écarte d’un bras ferme en lui conseillant d’aller s’acheter de la Silvikrine.
— Conduis-moi aux cuisines, Alonzo…
Il me guide à l’intérieur de la construction. Nous parvenons dans une vaste pièce carrelée de blanc où un cuistot cradingue nettoie des casseroles de cuivre.
— Ecoute, fiston, dis-je à mon suspect. Tu vas prendre un plateau et refaire exactement les gestes d’hier…
Il acquiesce.
C’est un bon garçon, ce garçon-là. On sent sa classe à sa maestria. Il cramponne un plateau, chope six verres qu’il étale dessus et va à la chambre froide. Il y a un compartiment aux rayonnages chargés de bouteilles. Il prend au hasard une bouteille de Muscadet entamée, verse une rasade dans un verre, cloque un jet de siphon par-dessus et se retourne.
— Inutile de servir les whiskies, je pense ?
— Tu penses juste, continue.
Il repousse la lourde porte et sort de la cuisine. Il arpente le couloir, débouche à l’orée de la piste et s’approche de l’estrade aux musicos. Il dépose alors son plateau au bord de celle-ci, du côté opposé au public.
— Et après ? demandé-je.
— Je suis parti.
— En laissant le plateau ?
— Oui.
— Tu ne les as pas servis séparément ?
— Mais non, ils jouaient encore lorsque j’ai déposé les consommations.
Je réfléchis sous le regard anxieux de l’Espanche. Il comprend que ma matière grise travaille pour lui. Il espère beaucoup d’elle.
— Dis-moi, gars, lorsque Gueulasse t’a remis le papier pour moi, ça s’est passé comment ?
Il réfléchit.
— Le batteur faisait un solo…
Effectivement, je me souviens de celui-ci. Il m’a assez meurtri les trompes d’Eustache.
— Oui, alors ?
— Je passais. Le pianiste s’est penché vers moi. Il m’a tendu le papier en me disant de vous le porter discrètement.
— Il a précisé « discrètement » ?
— Oui.
— Quelle tête faisait-il à ce moment-là ?
— Il était très sérieux…
— Tu ne lui as pas posé de question ?
— Je lui ai demandé qui vous étiez.
— Et il t’a répondu ?
— Un ami…
J’opine.
— Ça boume, fiston. Je vais te ficher la paix pour le moment. Tu veux que je te ramène en ville ?
— S’il vous plaît…
Evidemment, je ne le vois guère déambuler dans les rues grouillantes de Juan, pas rasé et en smok, à onze plombes du mat’.
On se casse. Le maître d’hôtel nous boude et s’abstient de répondre à notre salut.
— La taule est bonne ? m’enquiers-je.
— Pas mal, admet Alonzo.
— Le patron, pas trop râleur ?
— Non. D’ailleurs, il est rarement là.
— Quel est son nom ?
— J’en sais seulement rien. Tout le monde l’appelle M. Alfred…
Nous voici de retour dans le centre ville. Une curieuse humanité s’y presse. Des messieurs en shorts multicolores, torse nu — hélas ! — coiffés de ridicules chapeaux de paille à ruban… Des dames en bikini-bokono et cellulite… Des athlètes complets… Des incomplets. Des en complet ! Des touristes… américains, avec leurs appareils photographiques ; anglais, avec leurs dents ; allemands, avec leurs Mercedes transformables en char d’assaut ; suédois, avec leurs femmes ; espagnols, avec la permission de Franco… Ça grouille ; ça gesticule ; ça bronze ; ça s’évertue ; ça essaie de s’amuser ; ça se baigne ; ça se sèche ; ça s’interpelle ; ça suce des glaces ; ça fredonne ; ça klaxonne ; ça trépide ; ça trépigne ; ça s’embrasse ; ça se côtoie ; ça s’humecte ; ça se mêle ; ça se mélange ; ça pastille ; ça pâtisse ; ça tire à la carabine ; ça tire à conséquence ; ça tire les yeux ; ça s’attire ; ça satyre ; ça juke-box ; ça boxe ; ça caresse ; ça existe !
Alonzo Gogueno murmure :
— Me voici arrivé.
Il désigne une maison modeste.
— Tu es en meublé ?
— Je loue une chambre chez une vieille dame.
— Bon. A bientôt. Naturlich, je te demande de ne pas quitter la contrée sans ma permission.
— Vous en faites pas !
Il hésite. Je lui tends la pogne. Il la serre.
— Merci, fait-il, conscient de ce qu’il me doit.
Je poursuis mon chemin. Un peu plus loin, je tombe en arrêt devant un hôtel guilleret, d’aspect confortable : La Voile au Vent. Il me revient alors en mémoire que c’est là qu’habitait Amédée Gueulasse.
Par chance, une puissante voiture américaine déhotte ; la place est toute chaude. Je range mon tréteau et m’engouffre dans l’établissement. Le patron, un monsieur du Nord à en juger à son accent dauphinois (il fait partie du gratin) discute avec un client britannique natif d’Angleterre. Il essaie de lui expliquer que sa taule est complète, que lui-même couche sur la chasse d’eau des waters. L’Anglais ne parlant qu’anglais et le Français ne parlant pas anglais, le dialogue manque de spontanéité.
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