Beaucoup de gens loqués façon mylord draguent sur les moquettes moelleuses comme des prés pas fauchés.
Ils ne prêtent aucune attention à nous. Pistouflet ouvre une lourde. C’est la carrée de feue la pauvre Edith. Du Charles X ! Il avait du goût, l’armateur, soyons justes. Ça mérite qu’on lui joue le Vaisseau fantôme à ses funérailles !
Je m’approche du lit recouvert d’un drap. Je tire celui-ci et fais une très très vilaine grimace, car ce que je vois est très très vilain.
Mlle Bitakis n’a plus la tronche rattachée au tronc que par quelques lambeaux de chair. Tout le reste est déchiqueté et elle a même un trou énorme en haut de la poitrine. On dirait que son cou a été haché dans tous les sens… L’eau de mer a nettoyé la blessure et les chairs mutilées sont d’un bleu rosâtre qui me fait regretter de lui rendre visite après déjeuner.
— Vous doutiez ? demande Pistouflet.
— Je voulais me rendre compte…
— C’est signé, dit-il. Le toubib qui l’a examinée a retrouvé des parcelles de métal dans les plaies. C’est bel et bien une hélice qui a fait ça…
— Tant mieux. Il est bon d’avancer avec certitude… Vous avez interrogé le personnel ?
— Un peu…
— Il se compose de combien de personnes ? Il doit falloir du populo pour entretenir cette caserne !
Il écarte les dix hot-dogs à l’un desquels il a eu l’idée saugrenue de passer une alliance.
Le voilà parti dans des mathématiques savantes.
— Y a deux bonnes, la cuisinière, le chauffeur qui fait maître d’hôtel et le secrétaire particulier… En tout cinq personnes. Je compte pas les jardiniers…
O.K. ! Réunissez-moi ces gens dans une pièce où nous pourrons bavarder tranquillement. Pendant ce temps, je vais dire une prière au chevet de Bitakis…
— Sa chambre est au fond du couloir.
— Merci.
— Je les réunis dans le grand bureau, en bas ?
— D’accord…
M. Bitakis dort de son dernier sommeil dans une tenue d’intérieur en satin bleu. On lui a croisé les mains sur le ventre, au gros lapin bleu de Julia, et il a l’air d’un roi mage au teint bistre dans une châsse capitonnée.
Une main pudique a placé sur le sommet de sa tête un linge blanc. Je soulève un coin du voile. C’est pas laubé non plus à regarder. Il a le haut de la calotte scalpé. Nikos… De quoi s’enrhumer ! La balle qu’il s’est téléphonée a remonté de bas en haut. Avec une ouverture pareille, il a dû s’endormir tout de suite !
On a allongé sur ses jambes une draperie de brocart, ce qui accentue son aspect médiéval. Pour lui, c’est scié, les parties de gros-loulou-guili-guili-sous-son-petit-menton-joli ! Ses yeux mi-clos laissent filtrer un mince regard mort, presque blanc…
La mort de sa fille, qu’il avait pressentie, je suis renseigné de première, lui a fait l’effet d’un écroulement massif. D’un seul coup, à cause de la disparition de cette pauvre mocheté, la vie n’a plus été possible pour sa pomme, malgré ses milliards, ses bateaux, ses actions et les obligations qu’elles créaient.
De quoi méditer sur l’inanité des biens de ce monde.
Pauvre bonhomme… Si fort et si faible !
Je lui adresse un petit salut et je descends rejoindre le personnel rassemblé par messire Pistouflet, très charmant seigneur de la Poule.
On se croirait dans un roman d’Agatha Christie. Le château avec les larbins alignés dans le grand burlingue et les enquêteurs qui leur demandent ce qu’ils maquillaient au troisième top de l’horloge bavarde tandis qu’on cloquait la dague Renaissance dans le dossard du lord, je vous jure que c’est de l’Agaga Sachristie tout craché !
Les mains sur la malle arrière, tel un chef d’Etat débarquant à Orly, je passe en revue les cinq personnes proposées à ma sagacité.
Il y a tout d’abord : la cuistaude, une opulente mémère façon saindoux qui chiale tout ce qu’elle sait et s’essuie les vasistas avec le coin de son tablier blanc. Il y a une femme de chambre assez croquignolette, dont les jambes attirent l’œil de l’honnête homme comme la main du mendiant attire sa mornifle. Puis, une femme de ménage entre deux âges, à la peau terne, à l’œil atone, aux tifs sans grâce. Elle n’a pas envie de pleurer, mais elle fait comme si, et ressemble de ce fait à une publicité sur la constipation vaincue. Viennent ensuite les messieurs. Nettement plus intéressants. Je veux pas paraître peigne-cul, mais les mâles ont toujours eu plus de caractère que les donzelles, et ce bien avant Gutenberg ! N’en déduisez pas trop vite que je donne dans la jaquette flottante, personne n’apprécie autant que moi le galbe d’une jambe féminine ; l’enchantement d’une couture de bas faisant son chemin ; le volume émouvant d’une poitrine ; le dessin d’une bouche, et tout et tout ; pourtant les faits sont là, un peu là même : chez les humains c’est comme chez les faisans, le monsieur a plus d’allure que la dame.
Je mate en priorité le chauffeur. C’est un gnace de type chaud Latin. Brun de poils, pas grand mais trapu, avec l’œil incisif et le menton carré comme une boîte aux lettres. Le personnage complétant la rangée, c’est-à-dire le secrétaire, porte beau (et à gauche, peut-être ?). C’est un grand jeune homme à lunettes. Il a l’air grave, le type pyrénéen (le grave de Pau), un côté pensif et consciencieux qui devait lui valoir des bonnes notes en classe et des gratifications ensuite de la part de ses employeurs.
Pistouflet attend que j’aie terminé ma revue de détail. Celle-ci s’est effectuée dans le silence le plus complet. Il lance alors avec emphase :
— Ce m’sieur que vous voyez là, c’est le célèbre commissaire San-Antonio ! Il va vous interroger. Pas la peine de vouloir le feinter : il est plus malin que vous autres !
Après cette présentation pompeuse, je n’ai plus qu’une alternative : prendre mes cliques et, si j’ai le temps, mes claques ; ou bien justifier ces affirmations. Le secrétaire sourit imperceptiblement derrière ses carreaux. Il sent l’humour de la situation. Je lui rends son sourire. Il est bronzé comme une bouteille de Fernet-Branca ; on dirait un secrétaire d’acajou !
— Commençons par le commencement, préambulé-je en me référant à M. de La Palice. Hier matin, Mlle Bitakis s’est levée tôt. Qui peut me raconter la chose ?
La femme de chambre lève le doigt comme le fait une écolière qui demande la permission de sortir.
— Je vous écoute, mademoiselle.
La môme tapote les cheveux fous dépassant de son bonnet.
— Mademoiselle s’est levée à huit heures…
— Et d’habitude ?
— Elle se levait plus tard… Mais elle devait aller passer la journée chez des amis.
— Continuez…
— Elle m’a dit de lui préparer son petit déjeuner. « Je dois aller à la plage, auparavant », m’a-t-elle expliqué.
J’enregistre… Elle devait aller à la plage. Rien ne prouve que ce soit dans l’intention de se baigner. Au contraire… S’il s’était agi d’un caprice, n’aurait-elle, pas plutôt dit « J’ai envie d’aller à la plage » ?
— A quelle heure devait-elle aller chez ces amis ?
— A onze heures…
— Elle est partie et vous ne l’avez donc plus revue ?
— Hélas !
— Avait-elle emporté son maillot de bain ?
— Sans doute, puisqu’on l’a repêchée avec !
— Mais vous ne l’avez pas vue le prendre ?
— Elle avait son sac en osier lorsqu’elle est partie… Le maillot se trouvait probablement dedans ?
— Qui sont les amis qui l’attendaient ?
— M. et Mme Poivraissel, ils ont un yacht dans le port de Cannes et elle devait passer la journée à bord avec eux.
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