— Il n’est pas question que je vous donne un sou tant que je n’ai pas vérifié de visu qu’il s’agit bien de mes cercueils. Après tout ce ne sont peut-être pas les miens. Vous avez peut-être inventé toute cette histoire.
— Une demi-heure, lui criai-je tandis qu’il s’éloignait. Pas plus !
J’allai vérifier que rien ne manquait sur la table à thé. Tout semblait en ordre. Eau chaude et biscuits à volonté. Je m’assis sur une chaise sur le côté et contemplai un bouquet de fleurs tout proche. Tous les Elks s’étaient rassemblés dans la nouvelle annexe avec feu Radiewski et le silence qui régnait dans le hall d’entrée me mettait mal à l’aise. Pas de magazine à feuilleter. Pas de télévision à regarder. Une musique mourante suintait de la stéréo.
Au bout de ce qui me parut quatre jours, Eddie Ragucci entra d’un pas nonchalant. Cet expert-comptable était un grand manitou chez les Elks.
— Où est la fouine ? demanda-t-il.
— Il a dû s’absenter. Il m’a dit qu’il n’en avait pas pour longtemps.
— Il fait beaucoup trop chaud dans le salon d’exposition. Le thermostat doit être déréglé. Le maquillage de Stan commence à dégouliner. Ce genre de choses n’arrivait jamais du temps de Constantin. Quelle pitié qu’il ait fallu que Stan nous quitte juste au moment où Tintin est à l’hôpital. Quand la malchance s’en mêle.
— Les voies de Dieu sont impénétrables.
— Ça c’est bien vrai.
— Je vais voir si je peux vous trouver l’assistant de Spiro.
J’appuyai sur quelques touches de l’interphone, criant « Louie » dans le haut-parleur et lui demandant de venir au plus vite dans le hall.
Il apparut au moment où j’en arrivais à la dernière touche.
— J’étais dans la salle d’embaumement dit-il.
— Il y a quelqu’un d’autre là-bas ?
— Le mort, Mr. Loosey.
— D’autres employés, je veux dire. Comme Clara, l’esthéticienne ?
— Non. Rien que moi.
Je le mis au courant pour la question du thermostat et lui demandai d’aller y jeter un coup d’œil. Cinq minutes plus tard, je l’entendais revenir de son pas traînant.
— Le bidule était tordu, dit-il. Ça arrive tout le temps. Ils s’appuient dessus et ils le tordent.
— Ça vous plaît de travailler dans les pompes funèbres ?
— Avant ça, je bossais dans une maison de retraite. Ici, c’est vachement plus tranquille : il n’y a qu’à les laver au jet. Et une fois qu’ils sont sur la table, ils bougent pas.
— Vous connaissiez Moogey Bues ?
— Pas avant qu’il soit tué. Il m’a fallu une bonne livre de mastic pour lui reboucher le crâne.
— Et Kenny Mancuso ?
— Spiro m’a dit que c’était Kenny qui avait tué Moogey Bues.
— Vous le connaissez ? Vous l’avez déjà vu traîner par ici ?
— Je le connais de vue, mais ça fait un bail que je l’ai pas croisé. Y en a qui racontent que vous êtes chasseuse de primes et que vous êtes après Kenny.
— Il ne s’est pas présenté au tribunal.
— Si jamais je le vois, je vous fais signe.
— Voici plusieurs numéros où vous pouvez me joindre, lui dis-je en lui tendant ma carte.
La porte de derrière s’ouvrit et se referma avec fracas. Quelques instants plus tard, Spiro faisait son entrée, raide comme un piquet. Ses chaussures vernies noires et le bas de son pantalon étaient saupoudrés de cendres. Ses joues étaient d’un rouge maladif et ses yeux noirs et porcins dilatés à l’extrême.
— Oui ? fit-il, le regard fixé sur quelqu’un derrière moi.
Je me retournai et vis Morelli qui traversait le hall.
— Vous cherchez quelqu’un ? lui demanda Spiro. Si c’est Radiewski, il est dans l’annexe.
Morelli exhiba son insigne.
— Je sais qui vous êtes, lui dit Spiro. Il y a un problème ? Je m’absente une petite demi-heure et quand je reviens, il y a un problème !
— Aucun problème, dit Morelli. J’essaie simplement de mettre la main sur le propriétaire de plusieurs cercueils qui se sont envolés en fumée.
— Vous l’avez devant vous. Et ce n’est pas moi qui les ai brûlés. On me les avait volés.
— Vous aviez porté plainte ?
— Je ne tenais pas à ce que cette affaire s’ébruite. J’avais loué les services de miss Prodige ici présente pour les retrouver.
— Le cercueil que les flammes ont épargné m’a paru un peu simple pour le Bourg, fit Morelli.
— Je les ai achetés en solde à l’armée. Du surplus. J’envisageais de les revendre en franchise dans un autre coin. À Philadelphie, peut-être. Ils ont pas mal de pauvres par là-bas.
— Vous m’intriguez avec cette histoire de surplus militaire, fit Morelli. Comment ça fonctionne ?
— Vous faites une offre auprès de l’armée. Si elle est acceptée, vous avez huit jours pour venir prendre votre merde à la base.
— De quelle base parlez-vous ?
— Fort Braddock.
Morelli était d’un calme olympien.
— Kenny Mancuso travaillait bien à Braddock si je ne m’abuse ?
— Ouais. Comme beaucoup de gens.
— Bon, fit Morelli, donc ils ont accepté votre proposition. Comment vous y êtes-vous pris pour transporter les cercueils ?
— Je suis allé les chercher en camion avec Moogey.
— Une dernière question, fit Morelli. Avez-vous la moindre idée de la raison pour laquelle quelqu’un volerait vos cercueils pour les brûler ensuite ?
— Absolument. Ils ont été volés par un fou. Excusez-moi, mais mon devoir m’appelle. Vous en avez fini ?
— Pour le moment, oui.
Ils se mesurèrent du regard. Un muscle tressauta dans la mâchoire de Spiro. Il fit volte-face et s’éloigna vers son bureau.
— On se retrouve au ranch, me lança Morelli.
Et le voilà parti lui aussi.
Spiro avait fermé la porte de son bureau. Je frappai et attendis. Pas de réponse. Je frappai plus fort.
— Spiro ! criai-je. Je sais que vous êtes là !
Spiro ouvrit la porte à toute volée.
— Quoi encore ?
— Mon… fric.
— Dieu du ciel, j’ai d’autres choses à penser qu’à votre argent de mes deux !
— Ah oui ? Et à quoi par exemple ?
— À ce frapadingue de Kenny Mancuso qui fout le feu à mes cercueils par exemple !
— Comment êtes-vous sûr que c’est lui ?
— Qui d’autre ? Qui d’autre ? Il est fou à lier et il m’a menacé.
— Vous auriez dû en parler à Morelli.
— Oui, c’est ça. Ce serait le bouquet. Je n’ai pas assez d’ennuis comme ça, je vais me foutre les flics au cul !
— J’ai cru comprendre que vous n’aimiez pas trop la police.
— Les flics, ça craint.
Je sentis un souffle sur ma nuque et me retournai pour me retrouver nez à nez avec Louie Moon.
— Excusez-moi, dit-il, mais faut que je parle à m’sieur Spiro.
— Je t’écoute ! s’exclama Spiro.
— C’est au sujet de Mr. Loosey. Y a eu un accident.
Spiro ne dit pas un mot, mais son regard perçant sembla planter deux forets dans le front de Louie.
— J’avais mis Mr. Loosey sur la table, dit Louie, et je m’apprêtais à l’habiller, et puis j’ai dû aller réparer le thermostat et quand je suis retourné auprès de Mr. Loosey, j’ai vu qu’il lui manquait sa… hum… sa partie intime, quoi. Je ne sais pas comment ça a pu arriver. C’était là quand je suis parti, et quand je suis revenu ça y était plus.
Spiro écarta Louie du revers du bras et fonça en avant, hurlant :
— Nom de Dieu de putain de merde !
Quelques minutes plus tard, Spiro était de retour dans son bureau, le teint brouillé, les poings serrés.
— Je n’y crois pas ! rugit-il. Je pars une demi-heure et quelqu’un châtre Loosey. Vous savez qui c’est ? Kenny, évidemment ! Je vous confie ma boutique et vous laissez Kenny venir couper la queue de mes morts !
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