Je lançai un coup d’œil dans mon rétroviseur et vis que Morelli s’était garé juste derrière moi. Il secoua la tête comme pour me dire oublie ça.
Je tapai son numéro sur le cadran à touches de mon téléphone cellulaire.
— George va être enterré sans son petit doigt !
— Crois-moi, George se fiche pas mal de son doigt à l’heure qu’il est. Tu n’as qu’à me le rendre. Je le conserverai comme preuve.
— Preuve de quoi ?
— De falsification de dépouille mortelle.
— Je ne te crois pas. Tu serais capable de le jeter dans une benne à ordures.
— Pour tout te dire, je pensais plutôt le mettre dans le vestiaire de Goldstein.
Le cimetière était situé à deux kilomètres et demi de chez Stiva. Il y avait sept ou huit voitures devant moi, avançant au pas en une sombre procession. Au-dehors, la température avoisinait les dix degrés et le ciel était d’un bleu hivernal. J’avais plus l’impression d’être en route pour un match de football que pour un enterrement. Nous franchîmes les grilles du cimetière et serpentâmes à travers les allées jusqu’à la tombe autour de laquelle des chaises avaient été placées. Le temps que je puisse me garer, Spiro avait déjà fait asseoir la veuve.
Je me glissai jusqu’à lui et, me penchant à son oreille, lui dis :
— J’ai le doigt de George.
Pas de réaction.
— Le-doigt-de-George, répétai-je d’une voix de gamine de trois ans qui appelle sa maman. Le vrai. Celui qui manque. Dans mon sac.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Que fait son doigt dans votre sac ?
— Ce serait trop long à vous expliquer. Maintenant, nous devons rendre à George ce qui est à George.
— Quoi ? Mais vous êtes cinglée ! Je ne vais quand même pas faire rouvrir ce cercueil pour recoller un petit doigt ! Tout le monde s’en tape du petit doigt de George !
— Pas moi !
— Pourquoi ne vous occupez-vous pas de quelque chose d’utile, comme retrouver mes fichus cercueils par exemple ? Pourquoi perdez-vous votre temps à me rapporter des choses dont je ne veux pas ? Vous n’espérez tout de même pas que je vais vous payer pour avoir remis la main sur un doigt ?
— Bon Dieu, Spiro, vous êtes une pourriture !
— Bon, et à part ça ?
— À part ça, soit vous trouvez une solution pour rendre son doigt à George soit je fais un esclandre.
Spiro ne parut pas convaincu.
— Et je le dis à ma grand-mère, ajoutai-je.
— Ah non, pas ça !
— Alors, pour le doigt ?
— On ne met le cercueil en terre qu’une fois que tout le monde est remonté en voiture et que les moteurs tournent. On pourrait jeter le doigt avec à ce moment-là. Ça vous va ?
— » Jeter » son doigt dans la terre ?
— Je n’ai pas l’intention de faire rouvrir ce cercueil. Il faudra vous contenter d’enterrer le doigt dans le même trou !
— Je sens que je vais crier.
— Bon Dieu !
Il pinça les lèvres, mais sans réussir à les joindre à cause de sa malocclusion.
— Très bien, dit-il. Je ferai rouvrir le cercueil. On ne vous a jamais dit que vous étiez une chieuse ?
Je m’éloignai de Spiro et rejoignis Morelli à la lisière du groupe.
— Je n’arrête pas de me faire traiter de chieuse.
— Alors, c’est que ça doit être vrai, me dit-il, me prenant par les épaules. Tu as réussi à te débarrasser du doigt ?
— Spiro va le rendre à George après la cérémonie, quand les voitures se seront éloignées.
— Tu vas rester ?
— Oui. Ça me donnera l’occasion de parler à Spiro.
— Je vais partir avec les vivants. Je serai dans le coin si tu as besoin de moi.
J’inclinai mon visage vers le soleil et laissai mes pensées vagabonder pendant la courte prière. Lorsque la température tomba en dessous de dix degrés, Stiva ne perdit pas de temps autour de la tombe. Aucune veuve du Bourg ne mettait des chaussures pratiques pour un enterrement et il incombait à l’ordonnateur des pompes funèbres de garder les pieds de ces vieilles dames au chaud. Le service prit au total moins de dix minutes, pas même assez longtemps pour que le nez de Mrs. MacKey ne rosisse de froid. J’observai les personnes âgées qui s’éloignaient à petits pas à travers la pelouse ou la terre battue. Dans une demi-heure, ils seraient tous chez les MacKey, à suçoter des mines de crayons et à siroter du whisky à l’eau. Et à une heure, Mrs. MacKey se retrouverait livrée à elle-même et se demanderait alors à quoi elle pourrait bien occuper ses journées, seule dans la maison familiale pour le restant de ses jours.
Des portières de voitures claquèrent et des moteurs vrombirent. Les limousines s’éloignèrent.
Spiro, immobile, une main sur une hanche, était la longanimité faite croque-mort.
— Eh bien ? me fit-il.
Je sortis le sachet de mon sac et le lui tendis.
Deux employés du cimetière se tenaient de part et d’autre du cercueil. Spiro donna le petit sachet à l’un d’eux avec pour instruction d’ouvrir le cercueil et de déposer le sachet à l’intérieur.
Aucun des deux hommes ne cilla. Je suppose que lorsqu’on gagne sa vie à mettre des cercueils plombés dans la terre, on n’est pas forcément du genre inquisiteur.
— Alors, dit Spiro en se tournant vers moi, comment avez-vous récupéré ce doigt ?
Je lui racontai l’épisode « Kenny au rayon chaussures » et dans quelles circonstances j’avais trouvé le doigt en arrivant chez moi.
— Vous voyez, me dit Spiro, il y a une différence entre Kenny et moi. Il faut toujours qu’il cherche à impressionner la galerie. Il aime bien lancer des trucs et voir comment ça tourne. Tout ça l’amuse. Quand on était gamins, on avait un jeu : j’écrasais un cafard avec le pied et Kenny le transperçait avec une épingle pour voir combien de temps il mettrait à mourir. Je suppose que Kenny aime voir agoniser et que j’aime le travail bien fait. Si ça avait été moi, je vous aurais entraînée dans un parking vide et obscur et je vous aurais enfoncé un doigt dans le cul !
J’éprouvai une sorte de vertige.
— Métaphoriquement, bien entendu, ajouta Spiro. Je ne ferais jamais ça à une belle fille comme vous. A moins, bien sûr, qu’elle n’en exprime le désir…
— Il faut que je file.
— Nous pourrions peut-être nous retrouver plus tard. Pour dîner, par exemple. Le fait que vous soyez une chieuse et moi une pourriture ne veut pas dire pour autant que nous ne pourrions pas nous entendre.
— Je préférerais m’enfoncer une aiguille dans un œil.
— Passez me voir, j’ai ce qu’il vous faut.
Je n’osai pas demander « Apparemment, Kenny aussi pense que vous avez ce qu’il lui faut ».
— Kenny est un pauvre type, dit Spiro.
— Il était votre ami.
— Et puis des choses se passent…
— Vous pensez à quoi ?
— À rien.
— J’ai eu l’impression que Kenny s’imaginait que nous nous étions associés pour fomenter un complot contre lui.
— Kenny est branque. La prochaine fois que vous le rencontrez, vous feriez aussi bien de lui tirer dessus. Vous pouvez faire ça, non ? Vous êtes armée ?
— Il faut vraiment que je file.
— La prochaine fois, dit-il, faisant semblant de tenir un revolver et de tirer.
Je regagnai la Buick au pas de course, me glissai au volant, verrouillai les portières et téléphonai à Morelli.
— Tu as peut-être raison, je devrais me lancer dans la cosmétologie, lui dis-je.
— Je suis sûr que tu adorerais redessiner les sourcils à de vieilles peaux.
— Spiro ne m’a rien dit. Enfin, rien que je ne voulais entendre.
— J’ai appris un truc intéressant par la radio pendant que je t’attendais. Il y a eu un incendie hier soir dans Low Street. Dans les locaux de l’ancienne fabrique de tuyaux. Un incendie criminel, ça ne fait aucun doute. La fabrique est condamnée depuis des années, mais apparemment, quelqu’un s’en servait pour stocker des cercueils.
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