Rien de neuf non plus chez Stocastic, et la voix de Salvador était rien moins qu'amène. Personnettaz l'informa de son projet de visite à Jouve, ce qui ne présentait guère d'autre intérêt que celui d'avoir l'air actif. Très bien, dit Salvador sans enthousiasme, eh bien vous me tenez au courant. Ah, je crois que Donatienne veut vous parler, je vous la passe. Non, dit trop tard Personnettaz, non. Qu'est-ce que j'entends, fit Donatienne, vous voyez Jouve demain ? Je vous accompagne. C'est inutile, dit Personnettaz, je crois vraiment que c'est inutile, je peux très bien me débrouiller seul. Non, fit Donatienne gravement, vous avez besoin de moi, vous le savez. A demain.
Puis elle reprend sa place en riant devant son clavier, attendant que l'autre se remette à dicter. Mais pour l'instant l'autre se tait. Il se tient assis. Son visage est fermé. Il réfléchit. Il n'a pas le moral. Il est venu au bureau à pied depuis la Nation. Passant au pied d'une des colonnes qui ornent cette place, l'idée de se retrouver trente mètres cinquante au-dessus du sol, à la place de Philippe Auguste, a brutalement fait resurgir son vertige. Le voici non loin de la nausée.
Puis Salvador ne réfléchit même plus. Il considère, venu d'on ne sait où, un moucheron qui circule également à pied sur son bureau, contourne paisiblement l'ordinateur et la boîte à crayons, slalome entre les disquettes, l'eau minérale et le tube d'aspirine. Allant et venant entre ces accessoires, le moucheron s'arrête parfois plus longuement devant l'un d'eux, paraît le détailler, revient sur ses pas puis repart, touriste parmi les monuments. La contemplation de cet insecte inspire à Salvador quelques pensées consolatrices ; tout ça n'est pas si grave ; j'aurais pu finir, à Manille, vendeur de cigarettes à l'unité. Il se remet à réfléchir. Reprenons, dit-il, note. Grandes blondes chaudes et grandes blondes froides, deuxième partie.
Donc il existe aussi de grandes blondes froides aux paroles mesurées, aux yeux radiographiques, aux tailleurs stricts. Elles sont peut-être plus distinguées, plus civilisées que les grandes blondes chaudes. Mais le monde, pour des raisons inverses, les redoute également. Au mieux, lunaires, elles se raidissent entre ses bras, au pire elles s'y évaporent. Elles s'exposent au risque de transparence, au péril chlorotique. Elles manifestent peu de gaieté. Eva Marie-Saint, dans le genre, est assez représentative. Il y a aussi un peu de ça chez Ingrid Bergman, par exemple.
- Chez Grace Kelly ? proposa Donatienne.
- Tout à fait, dit Salvador, tout à fait. Il peut y avoir un petit peu de ça chez Grace Kelly. Nous avançons.
23
Son roman émouvant posé sur ses genoux, madame Jouve est assise très droite au bord de son canapé, seule devant son téléviseur qui ne diffuse, à cette heure-ci de l'après-midi, que des séries produites outre-Atlantique et outre-Rhin. Interprétées par des comédiennes siliconées aux coiffures sculptées dans la masse, laquées et thermodurcies, ce sont des séries également émouvantes. De la sorte, selon qu'elle suit l'action du livre ou sur l'écran, madame Jouve ôte ou remet ses lunettes derrière lesquelles ou pas, de toute façon, coulent ses larmes. Elle attend le retour de son époux, elle n'a pas fait le ménage à fond, les restes de son déjeuner gisent épars sur la table ; sur le lit, dans la chambre adjacente, les draps sont encore froissés.
Cliquetis de clefs dans l'antichambre et Jouve paraît, son cartable au bout de son bras. Entré dans le salon, les yeux rougis de son épouse lui font détourner puis lever au ciel les siens. Tu n'imagines pas ma journée, prétend-il avant d'énumérer la succession d'obstacles et de rencontres supposés lui avoir mangé son temps. Je ne te demande rien, lui répond son épouse d'une voix noyée. Mais moi je te dis les choses, Geneviève, fait Jouve avec douceur, c'est tout. Je tiens à te dire toutes les choses.
Il ouvre son cartable et fouille dedans, à la recherche de rien de spécial. Il se tient pour insoupçonnable. Nul parfum ne se dégage de sa personne, son col n'est pas taché de rouge ni ses cheveux trop fraîchement repeignés, Jouve est assez organisé. Même s'il arrive qu'une trop pure absence d'indices dénote une encore pire culpabilité. La preuve :
- Tu n'es bon qu'à baiser les autres, observe douloureusement madame Jouve.
- Eh, oh, Geneviève, objecte Jouve, d'abord je ne baise pas que les autres, hein.
Puis, se tournant vers la porte entrouverte de la chambre : tu aurais peut-être pu nettoyer un peu, tu ne crois pas ? Mettre un petit peu d'ordre. Non ?
- Je sais bien que je suis comme je suis, reconnaît madame Jouve, je comprends qu'elles doivent être plus marrantes.
- Enfin, Geneviève, proteste Jouve, qu'est-ce que tu vas t'imaginer ?
Elle se détourne lorsqu'il amorce un petit geste affectueux, mais allez attraper des épaules que l'on hausse. Prenant sur elle, changeant de sujet, Geneviève Jouve s'apprête à lui annoncer la visite de Personnettaz quand on sonne à la porte et justement c'est lui, suivi par Donatienne vêtue plus court-cambré que jamais. Si cette façon de s'habiller ne met pas très à l'aise Personnettaz, par contre l'œil subreptice de Jouve paraît intéressé.
Pendant que Geneviève Jouve parle avec Donatienne, Personnettaz prend Jouve en aparté. Car il n'est pas concevable qu'un cas simple comme celui de Gloire ne puisse être aisément résolu. Il n'est pas vraisemblable qu'on ne dispose plus d'aucune piste. Qu'on lui trouve juste un seul petit indice et Personnettaz se fait fort de reprendre l'affaire, puis de la régler dans les meilleurs délais. Personnettaz n'aime pas avoir piétiné dans cette opération, ni le sentiment d'incompétence qu'il en retire, ni l'oisiveté forcée qui en découle. Il paraît en faire une affaire personnelle.
Jouve l'écoute en ayant l'air de réfléchir, mais ses yeux continuent de se porter furtivement sur Donatienne. En douceur ils dépouillent la jeune femme de sa légère enveloppe textile. Bon, je vais voir, dit-il enfin, je vais voir ce que je peux faire.
Cependant, madame Jouve et Donatienne échangent des points de vue féminins sur des sujets féminins mais pas seulement, pas seulement. Se retournant vers elles, Personnettaz observe que Donatienne paraît très bien s'entendre avec Geneviève Jouve. Personnettaz connaît depuis longtemps la femme de son employeur, il s'entend mieux avec elle qu'avec lui. Qu'elle prenne plaisir au commerce de la jeune femme lui paraît soudain constituer un accord, un garant, une caution. Dans le registre sentimental, Personnettaz a maladivement besoin de la caution d'un tiers. Il porte sur Donatienne, pour la première fois, un regard différent, mais juste un instant. Puis il jette un coup d'œil sur sa montre et Jouve, par contagion, regarde aussi la sienne et, dans un mouvement d'ensemble, Donatienne et Geneviève consultent également la leur. Tous en effet portent des montres ; tous, le plus tôt possible, à l'occasion d'un examen, d'un anniversaire ou d'une fête civile ou religieuse, ont été menottés au temps ; tous observent à quelques secondes près le même phénomène de bientôt quatre heures vingt. Personnettaz dit qu'on s'en va. On s'en va.
- Tu as vu comment elle s'habille ? demande Geneviève après qu'ils sont partis.
- Ah non, fait Jouve, je n'ai pas remarqué.
- Tu parles comme tu n'as pas remarqué, dit Geneviève, enfin, passons. Je sais ce que c'est, moi, quand elles s'habillent comme ça.
- Ah bon, fait Jouve intéressé. Et alors, qu'est-ce que c'est ?
- De deux choses l'une, énonce Geneviève. Soit elles veulent plaire à un homme, soit elles sont complètement désespérées. Mais qu'est-ce que tu fais ? Tu repars ?
- Je retourne voir ton frère, dit Jouve. Et crois-moi que ce n'est pas de gaieté de cœur.
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