Lorsque j’ai achevé, je me renverse dans mon fauteuil, je croise mes menottes sur mes genoux et j’attends les réactions du Vioque.
Lui se tient adossé au radiateur du chauffage central, suivant une vieille habitude. A croire qu’il a toujours froid au valseur. Il devrait peut-être essayer de se faire poser de la fibre de verre dans le grimpant ?
Il ronge son frein en silence et, lorsqu’il arrive à l’os, se décide à jacter :
— Mon cher ami (tiens, ça ne carbure pas si mal), mon cher ami, j’ai un gros grief contre vous. Je ne vous pardonne pas d’avoir laissé échapper Alliachev. Je vous avais mis sur sa piste parce que, précisément, je voulais le tenir à l’œil…
Moralement, je me fais couler de l’eau chaude pour utiliser le savon qu’il me passe. Le Vieux tire sur ses manchettes, lisse le canapé de sa rosette et enchaîne :
— Néanmoins, la périphérie de votre enquête ne manque pas d’intérêt…
La périphérie de l’enquête ! Je vous jure, faut avoir le bocal à changement de vitesse pour balancer des vannes semblables. Il a le cerveau qui fait des génuflexions, le Dabe.
— Vos avatars prouvent que la piste Alliachev possède des ramifications inattendues… Cependant…
Il avale une salive parcimonieuse. Qu’est-ce qu’il va me déballer encore ?
— Cependant, il est capital qu’Alliachev soit retrouvé, d’extrême urgence…
Bon, je m’y attendais. Il me demande des miracles, quoi, comme d’ordinaire. Quand il n’a pas le temps d’aller à Lourdes, le Vioque, il convoque son petit San-Antonio magique. Et le gars San-A. se débarbouille pour jouer les produits de remplacement.
— Voyez-vous, mon cher ami…
Les relations prennent une tournure affectueuse. On va sur la détente, les gars. D’ici à ce qu’il me roule une galoche, y a pas loin.
— Voyez-vous, mon cher ami, Alliachev travaille pour le compte d’une bande très forte spécialisée dans le trafic de documents. Le siège de l’organisation est à Barcelone…
Il quitte enfin le radiateur, jugeant qu’il a le rez-de-chaussée cuit à point. Il prend place à son bureau et commence de jouer avec un coupe-papier.
— Lorsque l’Interpol m’a signalé l’arrivée d’Alliachef en France, on m’a précisé que ce dernier venait vraisemblablement y chercher des documents qui furent volés le mois dernier au ministère de la Guerre. Documents qui ont trait au récent conflit israélo-arabe. En effet, l’organisation dont fait partie Alliachev est entrée en contact avec les gens du Caire, vous me suivez ?
— Parfaitement, chef.
— Fort bien. J’ai donc pensé qu’en ayant Alliachev à l’œil, on pouvait récupérer les documents en question ; c’était la logique même.
— La logique même, monsieur le directeur…
Le Vieux fait claquer le coupe-papelard sur le cuir de son sous-main.
— Vingt-quatre heures de perdues ! San-Antonio, vous DEVEZ retrouver Alliachev.
— Je le retrouverai, patron.
— Ou tout au moins les documents !
— J’essaierai d’avoir les deux…
Il se lève, marquant par là qu’il juge l’entretien terminé.
— Aux grands maux les grands remèdes ! dit-il en me regardant fixement. Allez-y carrément, ne perdez plus de temps. Même si vous devez avoir des… heu… débordements légaux.
Comme il cause bien, ce monsieur. Son langage ne craint pas de prendre froid car il parle surtout à mots couverts…
— Si, dit-il, vous deviez quelque peu outrepasser… heu… Vous me comprenez ? Je ferai l’impossible pour vous couvrir !
Il se mouille pas trop, le bébé ! Et par-dessus le marka, le voilà qui parle de me couvrir aussi !
Je lui dédie un salut déférent.
— Je ferai l’impossible, monsieur le directeur.
— Vous m’avez compris, qu’il dit, le Grand Dabe.
Tu parles, Charles !
Je me trisse vite fait.
En descendant, je marque un temps d’arrêt dans mon burlingue. Mathias s’y trouve justement.
— C’est vous que je cherchais, m’sieur le commissaire. Je viens d’avoir un coup de tube de Larronde, le journaliste, qui me conseille de vous offrir la dernière édition de son canard. La voici.
Je cramponne la feuille toute fraîche.
Oh ! pardon. Un grand coup de galure à Larronde. C’est du grand art. En quelques heures, ce roi de la tartine a réussi à sortir un papier sur la mort de Souvelle. Il y a même la photographie du comte et, en médaillon, celle de sa masure.
Le journaleux donne le curriculum du défunt, ses titres, son arbre zoologique et tout le chizblitz.
— Tu téléphoneras à Larronde pour le remercier, dis-je à Mathias.
— O.K. !
Il s’évacue dans les profondeurs de la forteresse. Je m’apprête à en faire autant lorsque le bigophone retentit. Agacé, je décroche. Je ne regrette pas d’avoir obéi à cette sollicitation de la sonnerie quand je reconnais le timbre bien huilé de Bérurier.
Le Gros parle vite et la bouche pleine, ce qui ne facilite pas son élocution.
— Bon, c’est toi, j’ai du bol ! broute-t-il. Figure-toi que j’suis à la gare de Lyon…
— Qu’est-ce que tu y fabriques ?
— Ben justement, j’te le demande. La gonzesse va prendre le dur, faut lui filer le train ?
— Et comment ! Où part-elle ?
— Elle a pris un ticket pour Marseille. Le train part dans dix minutes…
— Prends-le aussi.
— Seulement y a un hic : j’ai que deux cents francs sur moi ! Tu sais que Berthe n’aime pas me sentir du fric.
Je réfléchis en vitesse.
— Monte dans le dernier wagon, je vais téléphoner à la gare pour qu’on te remette un billet et de l’oseille.
— Comment qu’on me reconnaîtra ?
— Avec ton costard à carreaux et ta bouille d’abruti, ce ne sera pas compliqué.
Je raccroche sans attendre ses vitupérations. Aussitôt je demande au standard de me passer le Vieux. Lui, il est magique dans ces cas-là. Il a des combines inouïes. Si on avait besoin d’un éléphant blanc livrable à l’aéroport d’Amsterdam dans les quinze secondes, ou s’il fallait stopper l’enterrement d’une célébrité pour affecter le corbillard au transport du personnel, il réaliserait ces exploits. Vous verriez déhotter le pachyderme ou déposer la bière sur la voie publique…
Effectivement, il m’assure que le nécessaire va être fait.
Satisfait, je quitte le Royco’s Palace.
J’ai deux pions bien placés sur l’échiquier. L’un, Pinaud, à Courmois-sur-Lerable ; l’autre, dans le Paris-Marseille…
Peut-être m’aideront-ils à gagner la partie ?
Qui sait ?
En attendant je vais exécuter l’ordonnance du boss. Il a bien dit « Aux grands maux les grands remèdes », non ?
Alors, quoi, je cours à la pharmacie.
CHAPITRE VII
DANS LEQUEL LA GALANTERIE FRANÇAISE SE PERD…
Cette fois, ça n’est plus une bonniche au minois constellé de taches rousses qui vient m’ouvrir, mais un escogriffe de larbin aussi sympathique qu’une épidémie d’oreillons.
Il est maigre au point que, lorsqu’il marche, on dirait qu’il joue aux osselets. Il a les cheveux taillés en brosse (pour un domestique c’est idéal), le nez busqué, les yeux embusqués, les oreilles débusquées et une quarantaine d’années parfaitement homologuées.
— Monsieur ? qu’il demande avec onction.
— Je viens voir Mme Godemiche.
— De la part de… ?
— De la part de moi-même. Je suis le commissaire San-Antonio.
Il sourcille.
— Oh ! parfaitement, monsieur. Si monsieur veut bien me suivre.
Monsieur ne demande que ça et monsieur le suit.
Comme nous escaladons le perron, la gente dame Godemiche franchit le seuil de sa maison. Elle porte un tailleur qui ne sort pas de la morgue et une rivière de perlouzes nettement en crue.
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