«Messick avait certainement des qualités que je ne lui contesterai pas, mais il ne convenait pas plus pour un petit déjeuner qu’une momie (ceci soit dit sans vouloir l’offenser). Quelle maigreur!! mon Dieu! et dur!! Ah! vous ne vous imaginerez jamais à quel point il était coriace! Non jamais, jamais!
– Me donnez-vous à entendre que réellement vous…?
– Ne m’interrompez pas, je vous en prie.
«Après ce frugal déjeuner, il fallait songer au dîner; nous portâmes notre choix sur un nommé Walker, originaire de Détroit. Il était excellent; je l’ai d’ailleurs écrit à sa femme un peu plus tard. Ce Walker! je ne l’oublierai de ma vie! Quel délicieux morceau! Un peu maigre, mais succulent malgré cela. Le lendemain, nous nous offrîmes Morgan de l’Alabama pour déjeuner. C’était un des plus beaux hommes que j’aie jamais vus, bien tourné, élégant, distingué de manières; il parlait couramment plusieurs langues; bref un garçon accompli, qui nous a fourni un jus plein de saveur. Pour le dîner, on nous prépara ce vieux patriarche de l’Orégon. Là, nous reçûmes un superbe «coup de fusil»; – vieux, desséché, coriace, il fut impossible à manger. Quelle navrante surprise pour tous! À tel point que je finis par déclarer à mes compagnons: – Messieurs, faites ce que bon vous semble; moi, je préfère jeûner en attendant meilleure chère.
«Grimes, de l’Illinois, ajouta: – Messieurs, j’attends, moi aussi. Lorsque vous aurez choisi un candidat qui soit à peu près «dégustable», je serai enchanté de m’asseoir à votre table.
«Il devint évident que le choix de l’homme de l’Orégon avait provoqué le mécontentement général. Il fallait à tout prix ne pas rester sur cette mauvaise impression, surtout après le bon souvenir que nous avait laissé Harris. Le choix se porta donc sur Baker, de Géorgie.
«Un fameux morceau celui-là! Ensuite, nous nous offrîmes Doolittle, Hawkins, Mac Elroy, – ce dernier, trop petit et maigre, nous valut quelques protestations. Après, défilèrent Penrol, les deux Smiths et Bailey; ce dernier avec sa jambe de bois nous donna du déchet, mais la qualité était irréprochable; ensuite un jeune Indien, un joueur d’orgue de Barbarie, un nommé Bukminster, – pauvre diable de vagabond, décharné; il était vraiment indigne de figurer à notre table.
«Comme consolation d’une si maigre pitance, nous pouvons nous dire que ce mauvais déjeuner a précédé de peu notre délivrance.
– L’heure de la délivrance sonna donc enfin pour vous?
– Oui, un beau matin, par un beau soleil, au moment où nous venions d’inscrire John Murphy sur notre menu. Je vous assure que ce John Murphy devait être un «morceau de roi»; j’en mettrais ma main au feu. Le destin voulut que John Murphy s’en retournât avec nous dans le train qui vint à notre secours. Quelque temps après il épousa la veuve de Harris!!…
– La victime de…?
– La victime de notre première élection. Il l’a épousée, et maintenant il est très heureux, très considéré et a une excellente situation. Ah! cette histoire est un vrai roman, je vous assure! Mais me voici arrivé, monsieur, il faut que je vous quitte. N’oubliez pas, lorsque vous aurez quelques instants à perdre, qu’une visite de vous me fera toujours le plus grand plaisir. J’éprouve pour vous une réelle sympathie, je dirai même plus, une sincère affection. Il me semble que je finirais par vous aimer autant que Harris. Adieu monsieur, et bon voyage.»
Il descendit; je restai là, médusé, abasourdi, presque soulagé de son départ. Malgré son affabilité, j’éprouvais un certain frisson en sentant se poser sur moi son regard affamé. Aussi, lorsque j’appris qu’il m’avait voué une affection sincère, et qu’il me mettait dans son estime sur le même pied que feu Harris, mon sang se glaça dans mes veines!
J’étais littéralement transi de peur. Je ne pouvais douter de sa véracité; d’autre part il eût été parfaitement déplacé d’interrompre par une question inopportune un récit aussi dramatique, présenté sous les auspices de la plus grande sincérité. Malgré moi, ces horribles détails me poursuivaient et hantaient mon esprit de mille idées confuses. Je vis que le conducteur m’observait; je lui demandai: Qui est cet homme?
J’appris qu’il faisait autrefois partie du Congrès et qu’il était un très brave homme. Un beau jour, pris dans une tourmente de neige et à deux doigts de mourir de faim, il a été tellement ébranlé par le froid et révolutionné, que deux ou trois mois après cet incident, il devenait complètement fou. Il va bien maintenant, paraît-il, mais la monomanie le tient et lorsqu’il enfourche son vieux «dada», il ne s’arrête qu’après avoir dévoré en pensée tous ses camarades de voyage. Tous y auraient certainement passé, s’il n’avait dû descendre à cette station; il sait leurs noms sur le bout de ses doigts. Quand il a fini de les manger tous, il ne manque pas d’ajouter: «L’heure du déjeuner étant arrivée, comme il n’y avait plus d’autres candidats, on me choisit. Élu à l’unanimité pour le déjeuner, je me résignai. Et me voilà.»
C’est égal! j’éprouvai un fameux soulagement en apprenant que je venais d’entendre les élucubrations folles d’un malheureux déséquilibré et non le récit des prouesses d’un cannibale avide de sang.
L’HOMME AU MESSAGE POUR LE DIRECTEUR GÉNÉRAL
Il y a quelques jours, au commencement de février 1900, je reçus la visite d’un de mes amis qui vint me trouver à Londres où je réside en ce moment. Nous avons tous deux atteint l’âge où, en fumant une pipe pour tuer le temps, on parle beaucoup moins volontiers du charme de la vie que de ses propres ennuis. De fil en aiguille, mon ami se mit à invectiver le Département de la Guerre. Il paraît qu’un de ses amis vient d’inventer une chaussure qui pourrait être très utile aux soldats dans le Sud Africain.
C’est un soulier léger, solide et bon marché, imperméable à l’eau et qui conserve merveilleusement sa forme et sa rigidité. L’inventeur voudrait attirer sur sa découverte l’attention du Gouvernement, mais il n’a pas d’accointances et sait d’avance que les grands fonctionnaires ne feraient aucun cas d’une demande qu’il leur adresserait.
– Ceci montre qu’il n’a été qu’un maladroit, comme nous tous d’ailleurs, dis-je en l’interrompant. Continuez.
– Mais pourquoi dites-vous cela? Cet homme a parfaitement raison.
– Ce qu’il avance est faux, vous dis-je. Continuez.
– Je vous prouverai qu’il…
– Vous ne pourrez rien prouver du tout. Je suis un vieux bonhomme de grande expérience. Ne discutez pas avec moi. Ce serait très déplacé et désobligeant. Continuez.
– Je veux bien, mais vous serez convaincu avant longtemps. Je ne suis pas un inconnu, et pourtant il m’a été aussi impossible qu’à mon ami, de faire parvenir cette communication au Directeur Général du Département des Cuirs et chaussures.
– Ce deuxième point est aussi faux que le premier. Continuez!
– Mais, sur mon honneur, je vous assure que j’ai échoué.
– Oh! certainement, je le savais, vous n’aviez pas besoin de me le dire.
– Alors? où voyez-vous un mensonge?
– C’est dans l’affirmation que vous venez de me donner de l’impossibilité où vous croyez être d’attirer l’attention du Directeur Général sur le rapport de votre ami. Cette affirmation constitue un mensonge; car moi je prétends que vous auriez pu faire agréer votre demande.
– Je vous dis que je n’ai pas pu. Après trois mois d’efforts; je n’y suis pas arrivé.
– Naturellement. Je le savais sans que vous preniez la peine de me le dire. Vous auriez pu attirer son attention immédiatement si vous aviez employé le bon moyen, j’en dis autant pour votre ami.
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