Mes camarades lui donnèrent la vigoureuse poignée de main de bienvenue des mineurs et se dispersèrent pour répandre la nouvelle.
À l’aube, le lendemain matin, Well-Fargo, Ferguson et Ham Sandwich nous appelèrent à voix basse et nous dirent confidentiellement:
– La nouvelle des mauvais traitements endurés par cet étranger s’est répandue aux alentours et tous les camps des mineurs se soulèvent. Ils arrivent en masse de tous côtés, et vont lyncher le professeur. L’agent Harry a une frousse formidable et a téléphoné au shériff.
– Allons, venez!
Nous partîmes en courant. Les autres avaient le droit d’interpréter cette aventure à leur façon. Mais dans mon for intérieur, je souhaitais vivement que le shériff pût arriver à temps, car je n’avais nulle envie d’assister de sang-froid à la pendaison de Sherlock Holmès. J’avais entendu beaucoup parler du shériff, mais j’éprouvai quand même le besoin de demander: «Est-il vraiment capable de contenir la foule?»
– Contenir la foule! lui, Jack Fairfak, contenir la foule! Mais vous plaisantez! Vous oubliez que cet énergumène a dix-neuf scalps à son acquit, oui! dix-neuf scalps!
En approchant nous entendîmes nettement des cris, des gémissements, des hurlements qui s’accentuèrent à mesure que nous avancions; ces cris devinrent de plus en plus forts, et lorsque nous atteignîmes la foule massée sur la place devant la taverne, le bruit nous assourdit complètement.
Plusieurs gaillards de «Dalys Gorge» s’étaient brutalement saisis de Holmès, qui pourtant affectait un calme imperturbable.
Un sourire de mépris se dessinait sur ses lèvres et, en admettant que son cœur de Breton ait pu un instant connaître la peur de la mort, son énergie de fer avait vite repris le dessus et maîtrisait tout autre sentiment.
– Venez vite voter, vous autres! cria Shadbelly Higgins, un compagnon de la bande Daly: vous avez le choix entre pendu ou fusillé!
– Ni l’un ni l’autre! hurla un de ses camarades. Il ressusciterait la semaine prochaine! le brûler, voilà le seul moyen de ne plus le voir revenir.
Les mineurs, dans tous les groupes, répondirent par un tonnerre d’applaudissements et se portèrent en masse vers le prisonnier; ils l’entourèrent en criant: «Au bûcher! Au bûcher!» Puis ils le traînèrent au poteau, l’y adossèrent en l’enchaînant et l’entourèrent jusqu’à la ceinture de bois et de pommes de pin. Au milieu de ces préparatifs, sa figure ferme ne bronchait pas et le même sourire de dédain restait esquissé sur ses lèvres fines.
– Une allumette! Apportez une allumette!
Shadbelly la frotta, abrita la flamme de sa main, se baissa et alluma les pommes de pin. Un silence profond régnait sur la foule; le feu prit et une petite flamme lécha les pommes de pin. Il me sembla entendre un bruit lointain de pas de chevaux. Ce bruit se rapprocha et devint de plus en plus distinct, mais la foule absorbée paraissait ne rien entendre.
L’allumette s’éteignit. L’homme en frotta une autre, se baissa et de nouveau la flamme jaillit. Cette fois elle courut rapidement au travers des brins de bois. Dans l’assistance, quelques hommes détournèrent la tête. Le bourreau tenait à la main son allumette carbonisée et surveillait la marche du feu. Au même instant, un cheval déboucha à plein galop du tournant des rochers, venant dans notre direction.
Un cri retentit:
– Le shériff!
Fendant la foule, le cavalier se fraya un passage jusqu’au bûcher; arrivé là, il arrêta son cheval sur les jarrets et s’écria:
– Arrière, tas de vauriens!
Tous obéirent à l’exception du chef qui se campa résolument et saisit son revolver. Le shériff fonça sur lui, criant:
– Vous m’entendez, espèce de forcené. Éteignez le feu, et enlevez au prisonnier ses chaînes.
Il finit par obéir. Le shériff prit la parole, rassemblant son cheval dans une attitude martiale; il ne s’emporta pas et parla sans véhémence, sur un ton compassé et pondéré, bien fait pour ne leur inspirer aucune crainte.
– Vous faites du propre, vous autres! Vous êtes tout au plus dignes de marcher de pair avec ce gredin de Shadbelly Higgins, cet infâme… reptile qui attaque les gens par derrière et se croit un héros.
Ce que je méprise par-dessus tout, c’est une foule qui se livre au lynchage. Je n’y ai jamais rencontré un homme à caractère. Il faut en éliminer cent avant d’en trouver un qui ait assez de cœur au ventre pour oser attaquer seul un homme même infirme. La foule n’est qu’un ramassis de poltrons et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent le shériff lui-même est le roi des lâches.
Il s’arrêta, évidemment pour savourer ces dernières paroles et juger de l’effet produit, puis il reprit:
– Le shériff qui abandonne un prisonnier à la fureur aveugle de la foule est le dernier des lâches. Les statistiques constatent qu’il y a eu cent quatre-vingt-deux shériffs, l’année dernière, qui ont touché des appointements injustement gagnés. Au train où marchent les choses, on verra bientôt figurer une nouvelle maladie dans les livres de médecine sous le nom de «mal des shériffs».
Les gens demanderont: «Le shériff est encore malade?»
Oui! il souffre toujours de la même maladie incurable.
On ne dira plus: «Un tel est allé chercher le shériff du comté de Rapalso!» mais: un tel est allé chercher le «froussard» de Rapalso! Mon Dieu! qu’il faut donc être lâche pour avoir peur d’une foule en train de lyncher un homme!
Il regarda le prisonnier du coin de l’œil et lui demanda:
– Étranger, qui êtes-vous et qu’avez-vous fait?
– Je m’appelle Sherlock Holmès; je n’ai rien à me reprocher.
Ce nom produisit sur le shériff une impression prodigieuse. Il se remit à haranguer la foule, disant que c’était une honte pour le pays d’infliger un outrage aussi ignominieux à un homme dont les exploits étaient connus du monde entier pour leur caractère merveilleux, et dont les aventures avaient conquis les bonnes grâces de tous les lecteurs par le charme et le piquant de leur exposition littéraire. Il présenta à Holmès les excuses de toute la nation, le salua très courtoisement et ordonna à l’agent Harris de le ramener chez lui, lui signifiant qu’il le rendrait personnellement responsable si Holmès était de nouveau maltraité. Se tournant ensuite vers la foule, il s’écria:
– Regagnez vos tannières, tas de racailles!
Ils obéirent; puis s’adressant à Shadbelly:
– Vous, suivez-moi, je veux moi-même régler votre compte. Non, gardez ce joujou qui vous sert d’arme; le jour où j’aurai peur de vous sentir derrière moi avec votre revolver, il sera temps pour moi d’aller rejoindre les cent quatre-vingt-deux poltrons de l’année dernière. – Et, ce disant, il partit au pas de sa monture suivi de Shadbelly.
En rentrant chez nous vers l’heure du déjeuner, nous apprîmes que Fetlock Jones était en fuite; il s’était évadé de la prison et battait la campagne. Personne n’en fut fâché au fond. Que son oncle le poursuive, s’il veut; c’est son affaire; le camp tout entier s’en lave les mains.
LE JOURNAL REPREND
Dix jours plus tard.
«James Walker» va bien physiquement, et son cerveau est en voie de guérison. Je pars avec lui pour Denver demain matin.
La nuit suivante.
Quelques mots envoyés à la hâte d’une petite gare. En me quittant, ce matin, Hillyer m’a chuchoté à l’oreille:
– Ne parlez de ceci à Walker que quand vous serez bien certain de ne pas lui faire de mal en arrêtant les progrès de son rétablissement. Le crime ancien auquel il a fait allusion devant nous a bien été commis, comme il le dit, par son cousin.
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