Jules Barbey d'Aurevilly - Le Chevalier des Touches

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Le Chevalier des Touches

A MON PÈRE

Que de raisons, mon père, pour Vous dédier ce livre qui Vous rappellera tant de choses dont Vous avez gardé la religion dans Votre cœur! Vous en avez connu l'un des héros, et probablement Vous eussiez partagé son héroïsme et celui de ses onze Compagnons d'armes, si Vous aviez eu sur la tête quelques années de plus au moment où l'action de ce drame de guerre civile s'accomplissait! Mais, alors, Vous n'étiez qu'un enfant, – l'enfant dont le charmant portrait orne encore la chambre bleue de ma grand'mère, et qu'elle nous montrait, à mes frères et à moi, dans notre enfance, du doigt levé de sa belle main, quand elle nous engageait à Vous ressembler.

Ah! certainement, c'est ce que j'aurais fait de mieux, mon père. Vous avez passé Votre noble vie comme le Pater familias antique, maître chez Vous, dans un loisir plein de dignité, fidèle à des opinions qui ne triomphaient pas, le chien du fusil abattu sur le bassinet, parce que la guerre des Chouans s'était éteinte dans la splendeur militaire de l'Empire et sous la gloire de Napoléon. Je n'ai pas eu cette calme et forte destinée. Au lieu de rester, ainsi que Vous, planté et solide comme un chêne dans la terre natale, je m'en suis allé au loin, tête inquiète, courant follement après ce vent dont parle l'Écriture, et qui passe, hélas! à travers les doigts de la main de l'homme, également partout! Et c'est de loin encore que je Vous envoie ce livre qui Vous rappellera, quand Vous le lirez, des contemporains et des compatriotes infortunés auxquels le Roman, par ma main, restitue aujourd'hui leur page d'histoire.

Votre respectueux et affectionné fils,

Jules Barbey d'Aurevilly.

Ce 21 novembre 1863.

I

TROIS SIÈCLES DANS UN PETIT COIN

C'était vers les dernières années de la Restauration. La demie de huit heures, comme on dit dans l'Ouest, venait de sonner au clocher, pointu comme une aiguille et vitré comme une lanterne, de l'aristocratique petite ville de Valognes.

Le bruit de deux sabots traînants, que la terreur ou le mauvais temps semblaient hâter dans leur marche mal assurée, troublait seul le silence de la place des Capucins, déserte et morne alors comme la lande du Gibet elle-même. Tous ceux qui connaissent le pays, n'ignorent pas que la lande du Gibet , ainsi appelée parce qu'on y pendait autrefois, est un terrain qui fut longtemps abandonné, à droite de la route qui va de Valognes à Saint-Sauveur-le-Vicomte, et qu'une superstition traditionnelle le faisait éviter au voyageur… Quoique en aucun pays, du reste, huit heures et demie ne soient une heure indue et tardive, la pluie, qui était tombée, ce jour-là, sans interruption, la nuit, – on était en décembre, – et aussi les mœurs de cette petite ville, aisée, indolente et bien close, expliquaient la solitude de la place des Capucins et pouvaient justifier l'étonnement du bourgeois rentré, qui peut-être, accoté sous ses contrevents strictement fermés, entendait de loin ces deux sabots, grinçants et haletants sur le pavé humide, et au son desquels un autre bruit vint impétueusement se mêler.

Sans doute, en tournant la place, sablée à son centre et pavée sur ses quatre faces, et en longeant la porte cochère vert-bouteille de l'hôtel de M. de Mesnilhouseau, qu'on avait, à cause de sa meute, surnommé Mesnilhouseau des chiens , les sabots qu'on entendait réveillèrent cette compagnie des gardes endormie; car de longs hurlements éclatèrent par-dessus les murs de la cour, et se prolongèrent avec la mélancolie désolée qui caractérise le hurlement des chiens dans la nuit. Ce long pleur monotone et désespéré des chiens, qui essayèrent de fourrer leur nez et leurs pattes sous la colossale porte cochère, comme s'ils avaient senti sur la place quelque chose d'insolite et de formidable, cette noire soirée, ce vent dans la pluie, cette place solitaire, qui n'était pas grande, il est vrai, mais qui, de riante qu'elle était autrefois, quand elle ressemblait à un square anglais, avec ses arbres plantés en carré et ses blanches balises, était devenue presque terrible depuis qu'en 182… on avait dressé au milieu une croix sur laquelle, colorié grossièrement, se tordait, en saignant, un Christ de grandeur naturelle; tous ces accidents, tous ces détails, pouvaient réellement impressionner le passant aux sabots qui marchait sous son parapluie incliné contre le vent, et dont l'eau qui tombait frappait la soie tendue de ses gouttes sonores, comme si elles eussent été des grains de cristal.

Supposez, en effet, que ce passant inconnu fût une personne d'une imagination naïve et religieuse, une conscience tourmentée, une âme en deuil, ou simplement un de ces êtres nerveux comme il s'en rencontre à tous les étages de l'amphithéâtre social, on conviendra qu'il y avait assez dans les détails qu'on vient de signaler, mais surtout dans l'image de ce Dieu sanglant qui le jour, grâce à la grossièreté de la peinture, épouvantait le regard sous les joyeux rayons du soleil, et qu'on savait là, sans le voir, étendant ses bras dans la nuit, pour faire pénétrer le frisson jusque dans les os et doubler les battements du cœur. Mais, comme s'il avait fallu davantage, voici qu'un fait étrange, – dans cette petite ville où, à pareille heure, les mendiants dormaient bien acoquinés dans leur paille, et où les voleurs de rue, les gentilshommes de grand chemin, étaient à peu près inconnus, – oui! un fait extraordinaire, vint à se produire tout à coup… De la rue Siquet au milieu de la place des Capucins, la lanterne qui projetait sa pointe de lumière sous le parapluie incliné s'éteignit, juste en face du grand Christ. Et ce n'était pas le vent qui l'avait soufflée, mais une haleine! Les nerfs d'acier qui tenaient cette lanterne l'avaient élevée jusqu'à la hauteur de quelque chose d'horrible, qui avait parlé. Oh! ce n'avait pas été long; un instant! un éclair! Mais il est des instants dans lesquels il tiendrait des siècles! C'est à ce moment-là que les chiens avaient hurlé. Ils hurlaient encore, quand une petite sonnette tinta à la première porte de la rue des Carmélites, qui est à l'extrémité de la place, et quand la personne aux sabots entra, mais sans sabots, dans le salon des demoiselles de Touffedelys, qui l'attendaient pour leur causerie du soir.

Elle , ou plutôt il – car c'était un homme – était chaussé avec l'élégance d'un abbé de l'ancien régime, comme on disait beaucoup alors, et, d'ailleurs, quoi d'étonnant, puisque c'en était un?

«J'ai entendu votre voiture , l'abbé,» dit la cadette des Touffedelys, mademoiselle Sainte, qui, dans son impossibilité absolue d'inventer le moindre petit mot quelconque, répétait la plaisanterie de l'abbé quand il parlait de ses sabots.

L'abbé donc, qui s'était débarrassé à la porte du vestibule d'une longue redingote de bougran vert mise par-dessus son habit noir, s'avança dans le petit salon, droit, imposant, portant sa tête comme un reliquaire et faisant craquer ses souliers de maroquin, préservés par les sabots de l'humidité. Quoiqu'il vînt d'éprouver une de ces impressions qui sont des coups de foudre, il n'était ni plus pâle ni plus rouge qu'à l'ordinaire; car il avait un de ces teints dont la couleur semble avoir l'épaisseur de l'émail et que l'émotion ne traverse pas. Déganté de sa main droite, il offrit à la ronde deux doigts de cette main aux quatre personnes qui étaient là autour de la cheminée, et qui s'interrompirent pour le recevoir.

Mais quand il eut donné ces deux doigts à la dernière personne de ce petit cercle:

«Il y a quelque chose, mon frère! – s'écria celle-ci en tressaillant (à quoi le voyait-elle?); – mais vous n'êtes pas dans votre état naturel, ce soir!

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