CÉSARINE
En effet.
BONCHAMP
Moi pas. Il va te demander la main d'Édith. Tu la lui donneras et tu feras bien. C'est un brave garçon.
CÉSARINE
Tu marierais ta fille avec cet artilleur?
GODEFROY
Certainement!
CÉSARINE
Mon frère, vous allez!..
GODEFROY
Eh bien, oui. Je suis ton frère; tout le monde le sait. Ce n'est pas la peine de le répéter… Tu ferais bien mieux de me tutoyer. D'ailleurs, depuis un mois, j'indiquais à Daniel par tous les moyens possibles que sa recherche serait agréée. Il avait l'air de ne pas comprendre. On eût dit qu'il n'osait pas.
CÉSARINE
Quand on n'ose pas… c'est mauvais signe.
BONCHAMP
Allons, voyons, ma bonne amie…
CÉSARINE
Et ce sera de ta faute, s'il arrive un malheur. Je t'avais prévenu. Tu as accueilli ce M. Daniel presque sans le connaître.
GODEFROY
Sans le connaître! Il est capitaine à vingt-cinq ans!
CÉSARINE
La belle avance! Othello était amiral: ça ne l'a pas empêché d'assassiner sa femme!
BONCHAMP
O Shakespeare!
CÉSARINE
Tu lui as ouvert ta maison sans avoir eu le temps de l'apprécier.
GODEFROY
Je l'apprécie, puisque je sais qu'il est millionnaire.
CÉSARINE
C'est un garçon hautain, cassant, incapable d'éprouver des sentiments passionnés. Il a fait un traité sur l'hérédité physique et morale!
BONCHAMP
Et puis pas romanesque.
CÉSARINE
Il manque de surface. Où est sa famille? On ne l'a jamais vue. Daniel! Il s'appelle Daniel!.. Est-ce que c'est un nom, ça? Ce garçon est, j'en jugerais, d'une famille de paysans, enrichie dans le commerce des bestiaux. Belle alliance pour ma nièce!
GODEFROY
Assez, Césarine!
CÉSARINE, avec colère
Godefroy!
GODEFROY
Tu peux t'indigner, me maudire et même me déshériter, cela m'est, parbleu! bien égal. Daniel!.. tout court, tu entends?.. Daniel me plaît; c'est un homme de cœur, estimé de ses chefs, aimé de ses amis. Si Édith le trouve à son goût, c'est une affaire réglée. Certes, je soupçonne bien qu'il ne sort pas de la cuisse de Jupiter. Je suis de ton avis sur ce point-là; une fois n'est pas coutume. Cette tante qu'il nous amène est, j'imagine, une vraie paysanne, probablement enrichie dans le commerce des bestiaux, comme tu dis. Est-ce que nous sommes des Montmorency, nous autres? D'ailleurs, tu connais mes idées. Je t'ai mille fois répété que j'étais un homme indépendant, au-dessus des préjugés. Je prendrai le capitaine pour gendre, si, comme je l'espère, Édith y consent. Tant vaut l'intelligence, tant vaut l'homme.
CÉSARINE
Quand l'homme vaut un million!
BONCHAMP, serrant la main de Godefroy
Mon compliment. Tu as parlé trois minutes sans dire une bêtise.
UN DOMESTIQUE, annonçant
Le capitaine Daniel!
GODEFROY
Enfin!
Les Mêmes, DANIEL
GODEFROY
Vous voici donc, mon cher!
DANIEL, saluant
Monsieur… (Saluant Césarine.) Je vous présente mes hommages, mademoiselle.
CÉSARINE, sèchement
Vous êtes bien bon, monsieur. (Elle le lorgne.) Édith l'aime… Il n'a pourtant rien d'extraordinaire.
GODEFROY
Madame votre tante est arrivée avec vous?
DANIEL
Oui, monsieur.
GODEFROY
J'espère que nous aurons bientôt le plaisir de la connaître. Mais pourquoi diable me demander un rendez-vous de façon solennelle? Est-ce que ma maison ne vous est pas ouverte?
DANIEL
C'est que j'ai à vous parler de choses graves.
GODEFROY, souriant
Un entretien particulier?
DANIEL
Oui, monsieur.
CÉSARINE, sèchement
Je vois que je suis de trop et je me retire.
DANIEL
Non, mademoiselle; vous êtes la sœur de M. Godefroy, et, comme telle, je vous prie de vouloir bien rester.
BONCHAMP
Je vous laisse. (A Daniel.) Vous savez que je vous suis acquis, mon cher capitaine. Si vous avez besoin de moi…
DANIEL
Je le sais, monsieur, et vous remercie du fond du cœur.
Bonchamp sort
DANIEL, GODEFROY, CÉSARINE
GODEFROY
Maintenant que nous sommes entre nous, mon cher ami… Mais asseyez-vous d'abord, je vous prie.
Godefroy et Césarine s'asseyent. – Daniel reste debout
DANIEL
Quand j'ai eu l'honneur de vous être présenté, il y a deux mois, au bal de la Préfecture, vous avez été assez bon pour m'accueillir de tout cœur. Votre maison m'a été ouverte. Puis, les semaines ont passé, et un jour j'ai senti que je n'avais pu voir mademoiselle votre fille sans l'aimer…
Il s'arrête un peu ému
GODEFROY, bas à Césarine
J'étais sûr qu'il allait faire sa demande!
CÉSARINE, à part
Décidément, il n'a rien d'extraordinaire.
DANIEL
Avant d'aller plus loin, monsieur, permettez-moi de vous adresser une question. Dans mes rapports avec vous, ai-je agi autrement que ne doit le faire un galant homme?
GODEFROY, riant
Quelle idée!
DANIEL
C'est que plusieurs fois j'ai voulu causer avec vous de ma position, de ma fortune, de ma famille…
GODEFROY
C'est inutile.
DANIEL
Permettez-moi d'insister.
GODEFROY
C'est inutile, vous dis-je! Vous êtes riche, bien de votre personne, officier, décoré, dans une situation superbe…
DANIEL
Vous m'avez toujours interrompu de cette manière-là! Pourtant aujourd'hui il faut que nous abordions cette question. Ma tante, madame Dubois, est arrivée ce matin à Montauban. Elle viendra vous adresser officiellement une demande en mariage. Auparavant…
GODEFROY
Auparavant, je n'ai rien à apprendre. Votre vie est au grand jour, n'est-il pas vrai? Vous aimez ma fille, et j'espère qu'elle vous aimera. Que faut-il de plus? Vous êtes d'une famille de paysans, hein? Je l'ai deviné. Que m'importe! Je suis un homme indépendant, au-dessus des préjugés! C'est vous qu'Édith épousera, non votre famille. Si vous étiez pauvre, je vous la donnerais tout de même. (Césarine tousse très fort. Godefroy reprend, avec dignité.) Tu dis?
CÉSARINE
Je ne dis rien, je tousse. Continue.
GODEFROY
J'ajouterai même que je voudrais que vous eussiez quelque chose de grave à me confier, capitaine, pour vous prouver le cas que je fais de vous.
DANIEL
J'ai, en effet, quelque chose de grave à vous confier.
CÉSARINE, à part
J'en étais sûre!
DANIEL
Je n'ai pas de famille, monsieur, parce que je n'ai jamais eu ni père ni mère. Je suis enfant naturel.
GODEFROY, se levant
Enfant naturel!
CÉSARINE, à part
Tiens! tiens! tiens! il a donc un roman dans sa vie, ce garçon?
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