Charles Dickens - Les grandes espérances
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M. Pumblechook ajouta, après un moment de réflexion:
«Tenez, par exemple, le porc, voilà un sujet! Si vous voulez un sujet, prenez le porc!
– C'est vrai, monsieur, reprit M. Wopsle, il y a plus d'un enseignement moral à en tirer pour la jeunesse.»
Je savais bien qu'il ne manquerait pas de tourner ses yeux vers moi en disant ces mots.
«As-tu écouté cela, toi?.. Puisses-tu en profiter, me dit ma sœur» d'un ton sévère, en matière de parenthèse.
Joe me donna encore un peu de sauce.
«Les pourceaux, continua M. Wopsle de sa voix la plus grave, en me désignant avec sa fourchette, comme s'il eût prononcé mon nom de baptême, les pourceaux furent les compagnons de l'enfant prodigue. La gloutonnerie des pourceaux n'est-elle pas un exemple pour la jeunesse? (Je pensais en moi-même que cela était très bien pour lui qui avait loué le porc d'être aussi gras et aussi savoureux.) Ce qui est détestable chez un porc est bien plus détestable encore chez un garçon.
– Ou chez une fille, suggéra M. Hubble.
– Ou chez une fille, bien entendu, monsieur Hubble, répéta M. Wopsle, avec un peu d'impatience; mais il n'y a pas de fille ici.
– Sans compter, dit M. Pumblechook, en s'adressant à moi, que tu as à rendre grâces de n'être pas né cochon de lait…
– Mais il l'était, monsieur! s'écria ma sœur avec feu, il l'était autant qu'un enfant peut l'être.»
Joe me redonna encore de la sauce.
«Bien! mais je veux parler d'un cochon à quatre pattes, dit M. Pumblechook. Si tu étais né comme cela, serais-tu ici maintenant? Non, n'est-ce pas?
– Si ce n'est sous cette forme, dit M. Wopsle en montrant le plat.
– Mais je ne parle pas de cette forme, monsieur, repartit M. Pumblechook, qui n'aimait pas qu'on l'interrompît. Je veux dire qu'il ne serait pas ici, jouissant de la vue de ses supérieurs et de ses aînés, profitant de leur conversation et se roulant au sein des voluptés. Aurait-il fait tout cela?.. Non, certes! Et quelle eût été ta destinée, ajouta-t-il en me regardant de nouveau; on t'aurait vendu moyennant une certaine somme, selon le cours du marché, et Dunstable, le boucher, serait venu te chercher sur la paille de ton étable; il t'aurait enlevé sous son bras gauche, et, de son bras droit il t'aurait arraché à la vie à l'aide d'un grand couteau. Tu n'aurais pas été «élevé à la main»… Non, rien de la sorte ne te fût arrivé!»
Joe m'offrit encore de la sauce, que j'avais honte d'accepter.
«Cela a dû être un bien grand tracas pour vous, madame, dit Mrs Hubble, en plaignant ma sœur.
– Un enfer, madame, un véritable enfer, répéta ma sœur. Ah! si vous saviez!..»
Elle commença alors à passer en revue toutes les maladies que j'avais eues, tous les méfaits que j'avais commis, toutes les insomnies dont j'avais été cause, toutes les mauvaises actions dont je m'étais rendu coupable, tous les endroits élevés desquels j'étais tombé, tous les trous au fond desquels je m'étais enfoncé, et tous les coups que je m'étais donné. Elle termina en disant que toutes les fois qu'elle aurait désiré me voir dans la tombe, j'avais constamment refusé d'y aller.
Je pensais alors, en regardant M. Wopsle, que les Romains avaient dû pousser à bout les autres peuples avec leurs nez, et que c'est peut-être pour cette raison qu'ils sont restés le peuple remuant que nous connaissons. Quoi qu'il en soit, le nez de M. Wopsle m'impatientait si fort que pendant le récit de mes fautes, j'aurais aimé le tirer jusqu'à faire crier son propriétaire. Mais tout ce que j'endurais pendant ce temps n'est rien auprès des affreux tourments qui m'assaillirent lorsque fut rompu le silence qui avait succédé au récit de ma sœur, silence pendant lequel chacun m'avait regardé, comme j'en avais la triste conviction, avec horreur et indignation.
«Et pourtant, dit M. Pumblechook qui ne voulait pas abandonner ce sujet de conversation, le porc… bouilli… est un excellent manger, n'est-ce pas?
– Un peu d'eau-de-vie, mon oncle?» dit ma sœur.
Ô ciel! le moment était venu! l'oncle allait trouver qu'elle était faible; il le dirait; j'étais perdu! Je me cramponnai au pied de la table, et j'attendis mon sort.
Ma sœur alla chercher la bouteille de grès, revint avec elle, et versa de l'eau-de-vie à mon oncle, qui était la seule personne qui en prît. Ce malheureux homme jouait avec son verre; il le soulevait, le plaçait entre lui et la lumière, le remettait sur la table; et tout cela ne faisait que prolonger mon supplice. Pendant ce temps, Mrs Joe, et Joe lui-même faisaient table nette pour recevoir le pâté et le pudding.
Je ne pouvais les quitter des yeux. Je me cramponnais toujours avec une énergie fébrile au pied de la table, avec mes mains et mes pieds. Je vis enfin la misérable créature porter le verre à ses lèvres, rejeter sa tête en arrière et avaler la liqueur d'un seul trait. L'instant d'après, la compagnie était plongée dans une inexprimable consternation. Jeter à ses pieds ce qu'il tenait à la main, se lever et tourner deux ou trois fois sur lui-même, crier, tousser, danser dans un état spasmodique épouvantable, fut pour lui l'affaire d'une seconde; puis il se précipita dehors et nous le vîmes, par la fenêtre, en proie à de violents efforts pour cracher et expectorer, au milieu de contorsions hideuses, et paraissant avoir perdu l'esprit.
Je tenais mon pied de table avec acharnement, pendant que Mrs Joe et Joe s'élancèrent vers lui. Je ne savais pas comment, mais sans aucun doute je l'avais tué. Dans ma terrible situation, ce fut un soulagement pour moi de le voir rentrer dans la cuisine. Il en fit le tour en examinant toutes les personnes de la compagnie, comme si elles eussent été cause de sa mésaventure; puis il se laissa tomber sur sa chaise, en murmurant avec une grimace significative:
«De l'eau de goudron!»
J'avais rempli la bouteille d'eau-de-vie avec la cruche à l'eau de goudron, pour qu'on ne s'aperçût pas de mon larcin. Je savais ce qui pouvait lui arriver de pire. Je secouais la table, comme un médium de nos jours, par la force de mon influence invisible.
«Du goudron!.. s'écria ma sœur, étonnée au plus haut point. Comment l'eau de goudron a-t-elle pu se trouver là?»
Mais l'oncle Pumblechook, qui était tout puissant dans cette cuisine, ne voulut plus entendre un seul mot de cette affaire: il repoussa toute explication sur ce sujet en agitant la main, et il demanda un grog chaud au gin. Ma sœur, qui avait commencé à réfléchir et à s'alarmer, fut alors forcée de déployer toute son activité en cherchant du gin, de l'eau chaude, du sucre et du citron. Pour le moment, du moins, j'étais sauvé! Je continuai à serrer entre mes mains le pied de la table, mais cette fois, c'était avec une affectueuse reconnaissance.
Bientôt je repris assez de calme pour manger ma part de pudding. M. Pumblechook lui-même en mangea sa part, tout le monde en mangea. Lorsque chacun fut servi, M. Pumblechook commença à rayonner sous la bienheureuse influence du grog. Je commençais, moi, à croire que la journée se passerait bien, quand ma sœur dit à Joe de donner des assiettes propres… pour manger les choses froides.
Je ressaisis le pied de la table, que je serrai contre ma poitrine, comme s'il eût été le compagnon de ma jeunesse et l'ami de mon cœur. Je prévoyais ce qui allait se passer, et cette fois je sentais que j'étais réellement perdu.
«Vous allez en goûter, dit ma sœur en s'adressant à ses invités avec la meilleure grâce possible; vous allez en goûter, pour faire honneur au délicieux présent de l'oncle Pumblechook!»
Devaient-ils vraiment y goûter! qu'ils ne l'espèrent pas!
«Vous saurez, dit ma sœur en se levant, que c'est un pâté, un savoureux pâté au jambon.»
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