Paulo Coelho - La sorcière de Portobello
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« Rallume le magnéto », a-t-elle demandé. Je me sentais très mal : j’ai commencé à penser qu’elle m’avait toujours utilisé. J’aurais aimé pouvoir dire à ce moment-là : « Va-t’en, ne reparais plus jamais dans ma vie, depuis que je t’ai rencontrée, tout est devenu un enfer, je passe mon temps à attendre le jour où tu arriveras ici, me serreras dans tes bras, m’embrasseras et me demanderas de rester avec moi. Et ce jour n’arrive jamais. »
« Quelque chose qui ne va pas ? » Elle savait que quelque chose n’allait pas. Ou plutôt, il était impossible qu’elle ne reconnaisse pas ce que j’éprouvais, parce que je n’avais rien fait d’autre durant tout ce temps que montrer mes sentiments, même si je n’en avais pas parlé une seule fois. Mais je déplaçais tous mes rendez-vous pour la rencontrer, j’étais près d’elle chaque fois qu’elle le demandait, j’essayais de créer un genre de complicité avec son fils, pensant qu’un jour il pourrait m’appeler papa. Je ne lui ai jamais demandé de laisser tomber ce qu’elle faisait, j’acceptais sa vie, ses décisions, je souffrais en silence de sa douleur, je me réjouissais de ses victoires, j’étais fier de sa détermination.
« Pourquoi as-tu éteint le magnétophone ? » À cette seconde-là, je suis resté entre le ciel et l’enfer, entre l’explosion et la soumission, entre le raisonnement froid et l’émotion destructrice. À la fin, rassemblant toutes mes forces, j’ai réussi à garder le contrôle. J’ai appuyé sur le bouton. « Continuons.
— Je disais que je suis menacée de mort. Des gens téléphonent, sans dire leurs noms ; ils m’insultent, affirment que je suis une menace pour le monde, que je veux faire revenir le royaume de Satan et qu’ils ne peuvent pas le permettre.
— En as-tu parlé à la police ? »
J’ai omis à dessein de faire allusion au petit ami, montrant ainsi que je n’avais jamais cru à cette histoire.
« Oui. Ils ont enregistré les appels. Ils viennent de cabines téléphoniques, mais ils m’ont dit de ne pas m’inquiéter, ils surveillent ma maison. Ils ont réussi à attraper un des auteurs : il est mentalement déséquilibré, il se prend pour la réincarnation d’un apôtre, et il pense que "cette fois, il faut se battre pour que le Christ ne soit pas de nouveau expulsé". En ce moment, il est dans un hôpital psychiatrique ; la police m’a expliqué qu’il avait déjà été interné, après en avoir menacé d’autres pour la même raison.
— Quand elle s’applique, notre police est la meilleure du monde. Il n’y a vraiment pas lieu de s’inquiéter.
— Je n’ai pas peur de la mort ; si mes jours finissaient aujourd’hui, j’emporterais avec moi des moments que peu de gens de mon âge ont eu la chance de vivre. Ce dont j’ai peur, et c’est pour cela que je t’ai demandé d’enregistrer notre conversation aujourd’hui, c’est de tuer.
— Tuer ?
— Tu sais que des procédures judiciaires sont en cours dans l’intention de me retirer la garde de Viorel. J’ai fait appel à des amis, mais personne ne peut rien faire ; il faut attendre le résultat. D’après eux, cela dépend du juge, mais ces fanatiques pourraient obtenir ce qu’ils veulent. C’est pourquoi j’ai acheté une arme.
« Je sais ce que cela signifie pour un enfant d’être éloigné de sa mère, parce que j’ai vécu l’expérience dans ma chair. Alors, au moment où le premier officier de police s’approchera, je tire. Et je continuerai à tirer jusqu’à la dernière balle. S’ils ne m’ont pas atteinte avant, je lutterai avec les couteaux de ma maison. S’ils retirent les couteaux, je me servirai de mes ongles et de mes dents. Mais personne ne parviendra à éloigner Viorel de moi, à moins de passer sur mon cadavre. Ça enregistre ?
— Oui. Mais il y a des moyens…
— Il n’y en a pas. Mon père suit les procédures. Il a dit que dans une affaire de droit de la famille, il n’y avait pas grand-chose à faire.
« Maintenant éteins le magnéto.
— C’était ton testament ? »
Elle n’a pas répondu. Comme je ne faisais rien, elle a pris l’initiative. Ensuite, elle est allée jusqu’à la minichaîne, et elle a mis la fameuse musique des steppes, que je connaissais maintenant presque par cœur. Elle a dansé comme elle le faisait dans les rituels, sans suivre la mesure, et je savais où elle voulait en venir. Son magnétophone restait allumé, témoin silencieux de tout ce qui se passait là. Tandis que la lumière d’un après-midi ensoleillé entrait par les fenêtres, Athéna était plongée dans la quête d’une autre lumière, qui était là depuis la création du monde.
L’étincelle de la Mère a cessé de danser, a interrompu la musique, mis sa tête dans ses mains, et elle est restée tranquille un instant. Bientôt, elle a levé les yeux et m’a dévisagé.
« Tu sais qui est ici, n’est-ce pas ?
— Oui. Athéna et sa part divine, Sainte Sophie.
— Je me suis habituée à faire cela. Je ne pense pas que ce soit nécessaire, mais c’est la méthode que j’ai découverte pour la rencontrer, et maintenant c’est devenu une tradition dans ma vie. Tu sais avec qui tu parles : avec Athéna. Sainte Sophie, c’est moi.
— Je le sais. Quand j’ai dansé pour la deuxième fois chez toi, j’ai découvert moi aussi un esprit qui me guidait : Philémon. Mais je ne parle pas beaucoup avec lui, je n’écoute pas ce qu’il me dit. Je sais que, lorsqu’il est présent, c’est comme si nos deux âmes se rencontraient enfin.
— C’est cela. Et Philémon et Sainte Sophie vont aujourd’hui parler d’amour.
— Il faudrait que je danse.
— Ce n’est pas nécessaire. Philémon me comprendra, car je vois qu’il a été touché par ma danse. L’homme qui est devant moi souffre parce qu’il juge n’avoir jamais réussi à atteindre mon amour.
« Mais celui que tu es au-delà de toi-même comprend que la douleur, l’anxiété, le sentiment d’abandon sont inutiles et infantiles : je t’aime. Pas comme ta part humaine le désire, mais comme l’étincelle divine l’a désiré. Nous résidons dans un même abri, qu’Elle a placé sur notre chemin. Là, nous comprenons que nous ne sommes pas les esclaves de nos sentiments, mais leurs maîtres.
« Nous servons et nous sommes servis, nous ouvrons les portes de nos chambres, et nous nous étreignons. Peut-être nous embrassons-nous aussi – parce que tout ce qui arrive avec intensité sur terre aura son correspondant au plan invisible. Et tu sais qu’en disant cela je ne suis pas en train de te provoquer, ni de jouer avec tes sentiments.
— Qu’est-ce que l’amour, alors ?
— L’âme, le sang et le corps de la Grande Mère. Je t’aime aussi fort que des âmes exilées s’aiment quand elles se rencontrent au milieu du désert. Il ne se passera jamais rien de physique entre nous, mais aucune passion n’est inutile, aucun amour n’est à rejeter. Si la Mère a éveillé cela dans ton cœur, elle l’a éveillé aussi dans le mien, même si toi, tu l’acceptes peut-être mieux. Il est impossible que l’énergie de l’amour se perde – elle est plus puissante que tout, et elle se manifeste de nombreuses manières.
— Je ne suis pas assez fort pour ça. Cette vision abstraite me déprime et me laisse plus solitaire que jamais.
— Moi non plus : j’ai besoin de quelqu’un à mes côtés. Mais un jour nos yeux vont s’ouvrir, les différentes formes d’Amour pourront se manifester, et la souffrance disparaîtra de la face de la Terre.
« Je pense que cela ne va pas tarder ; beaucoup d’entre nous reviennent d’un long voyage, dans lequel nous avons été poussés à chercher des choses qui ne nous intéressaient pas. Maintenant nous nous rendons compte qu’elles étaient illusoires. Mais ce retour ne se fait pas sans douleur – parce que nous avons passé beaucoup de temps ailleurs, nous pensons que nous sommes étrangers dans notre propre pays.
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