Charles Coster - La légende d'Ulenspiegel

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– Ulenspiegel, dit Nele, ces oiseaux demandent grâce pour leurs œufs.

Puis devenant tremblante, elle dit :

– J’ai peur, voici le soleil qui se couche, le ciel est blanc, les étoiles s’éveillent, c’est l’heure des esprits. Vois, rasant la terre, ces rouges exhalaisons ; Thyl, mon aimé, quel est le monstre d’enfer ouvrant ainsi dans le nuage sa gueule de feu ? Vois, du côté de Philips-land, ou le roi bourreau fit deux fois, pour sa cruelle ambition, tuer tant de pauvres hommes, vois les feux follets qui dansent : c’est la nuit où les âmes des pauvres hommes tués dans les batailles quittent les limbes froids du purgatoire pour se venir réchauffer à l’air tiède de la terre : c’est l’heure où tu peux demander tout à Christ, qui est le Dieu des bons sorciers.

– Les cendres battent sur mon cœur, dit Ulenspiegel. Si Christ pouvait montrer ces Sept dont les cendres jetées au vent feraient heureux la Flandre et l’entier monde !

– Homme sans foi, dit Nele, tu les verras par le baume.

– Peut-être, dit Ulenspiegel montrant du doigt Sirius, si quelque esprit descend de la froide étoile.

À ce geste, un feu follet voltigeant autour de lui s’attacha à son doigt, et plus il s’en voulait défaire, plus le follet tenait ferme.

Nele, tâchant de délivrer Ulenspiegel, eut aussi son follet au bout de la main.

Ulenspiegel, frappant sur le sien, disait :

– Réponds ! es-tu l’âme d’un Gueux ou d’un Espagnol ? Si tu es l’âme d’un Gueux, va en paradis ; si tu es celle d’un Espagnol, retourne en l’enfer d’où tu viens.

Nele lui dit :

– N’injurie point les âmes, fussent-elles des âmes de bourreaux.

Et, faisant danser son feu follet au bout de son doigt :

– Follet, disait-elle, gentil follet, quelles nouvelles apportes-tu du pays des âmes ? À quoi sont-elles empêchées là-bas ? Mangent-elles et boivent-elles, n’ayant pas de bouche ? car tu n’en as point, follet mignon ! ou bien ne prennent-elles la forme humaine que dans le benoît paradis ?

– Peux-tu, dit Ulenspiegel, perdre ainsi le temps à parler à cette flamme chagrine qui n’a point d’oreilles pour t’entendre, ni de bouche pour te répondre ?

Mais sans l’écouter :

– Follet, disait Nele, réponds en dansant, car je vais interroger trois fois : une fois au nom de Dieu, une fois au nom de madame la Vierge, et une fois au nom des esprits élémentaires qui sont les messagers entre Dieu et les hommes.

Ce qu’elle fit, et le follet dansa trois fois.

Alors Nele dit à Ulenspiegel :

– Ôte tes habits, je ferai de même : voici la boite d’argent où est le baume de vision.

– Ce m’est tout un, répondit Ulenspiegel.

Puis s’étant dévêtus et oints de baume de vision, ils se couchèrent nus l’un près de l’autre sur l’herbe.

Les mouches se plaignaient ; la foudre grondait sourde dans les nuages où brillait l’éclair : la lune montrait à peine entre deux nuées les cornes d’or de son croissant ; les feux follets d’Ulenspiegel et de Nele s’en furent danser avec les autres dans la prairie.

Soudain Nele et son ami furent pris par la grande main d’un géant qui les jetait en l’air comme des ballons d’enfants, les reprenait, les roulait l’un sur l’autre et les pétrissait entre ses mains, les jetait dans les flaques d’eau entre les collines et les en retirait pleins d’herbes marines. Puis les promenant dans l’espace, il chanta d’une voix éveillant de peur toutes les mouettes des îles :

Ils veulent d’un œil bigle,

Ces pucerons chétifs,

Lire les divins sigles

Que nous tenons captifs.

Lis, puce, le mystère ;

Lis, pou, le mot carré

Qui dans l’air, ciel et terre

Par sept clous est ancré.

Et de fait, Ulenspiegel et Nele virent sur le gazon, dans l’air et dans le ciel, sept tables d’airain lumineux qui y étaient attachées par sept clous flamboyants. Sur les tables il était écrit :

Dans les fumiers germent les sèves ;

Sept est mauvais mais sept est bon ;

Diamants sortent du charbon ;

De sots docteurs, sages élèves ;

Sept est mauvais, mais sept est bon.

Et le géant marchait suivi de tous les feux follets, qui susurrant comme des cigales disaient :

Regardez bien, c’est leur grand maître.

Pape des papes, roi des rois,

C’est lui qui mène César paître :

Regardez bien, il est de bois.

Soudain ses traits s’altérèrent, il parut plus maigre, triste et grand. Il tenait d’une main un sceptre et de l’autre une épée. Il avait nom Orgueil.

Et jetant Nele et Ulenspiegel sur le sol, il dit :

– Je suis Dieu.

Puis à côté de lui, montée sur une chèvre, parut une fille rougeaude, les seins nus, la robe ouverte, et l’œil émerillonné ; elle avait nom Luxure ; vint alors une vieille juive ramassant des coquilles d’œufs de mouettes : elle avait nom Avarice ; et un moine gloutu goulu, mangeant des andouilles, s’empiffrant de saucisses et mâchonnant sans cesse comme la truie sur laquelle il était monté : c’était la Gourmandise ; vint ensuite la Paresse, traînant la jambe, blême et bouffie, l’œil éteint, que la Colère chassait devant elle à coups d’aiguillon. La Paresse, dolente, se lamentait et tout en larmes, tombait de fatigue sur les genoux ; puis vint la maigre Envie, à la tête de vipère, aux dents de brochet, mordant la Paresse parce qu’elle avait trop d’aise, la colère parce qu’elle était trop vive, la Gourmandise parce qu’elle était trop repue, la Luxure parce qu’elle était trop rouge, l’Avarice pour les coquilles, l’Orgueil parce qu’il avait une robe de pourpre et une couronne. Et les follets dansaient tout autour.

Et parlant avec des voix d’hommes, de femmes, de filles et d’enfants plaintifs, ils dirent, gémissant :

– Orgueil, père d’ambition, Colère, source de cruauté, vous nous tuâtes sur les champs de bataille, dans les prisons et les supplices, pour garder vos sceptres et vos couronnes ! Envie, tu détruisis en leur germe bien de nobles et d’utiles pensées, nous sommes les âmes des inventeurs persécutés ; Avarice, tu changeas en or le sang du pauvre populaire, nous sommes les esprits de tes victimes ; Luxure, compagne et sœur de meurtre, qui enfantas Néron, Messaline et Philippe, roi d’Espagne, tu achètes la vertu et payes la corruption, nous sommes les âmes des morts ; Paresse et Gourmandise, vous salissez le monde, il faut vous en balayer, nous sommes les âmes des morts.

Et une voix fut entendue disant :

Dans les fumiers germent les sèves ;

Sept est mauvais, mais sept est bon.

À sots docteurs, sages élèves ;

Pour avoir et cendre et charbon,

Que fera le pou vagabond ?

Et les follets dirent :

Le feu c’est nous, la revanche des vieilles larmes, des douleurs du populaire ; la revanche des seigneurs chassant au gibier humain sur leurs terres ; revanches des batailles inutiles, du sang versé dans les prisons, des hommes brûlés, des femmes, des filles enterrées vives ; la revanche du passé enchaîné et saignant. Le feu c’est nous ; nous sommes les âmes des morts.

À ces mots les Sept furent changés en statues de bois sans rien perdre de leur forme première :

Et une voix dit :

– Ulenspiegel, brûle le bois.

Et Ulenspiegel se tournant vers les follets :

– Vous qui êtes de feu, dit-il, faites votre office.

Et les follets en foule entourèrent les Sept, qui brûlèrent et furent réduits en cendres.

Et un fleuve de sang coula.

De ces cendres sortirent sept autres figures ; la première dit :

– Je me nommais Orgueil, je m’appelle Fierté noble. Les autres parlèrent aussi, et Ulenspiegel et Nele virent d’Avarice sortir Economie ; de Colère, Vivacité ; de Gourmandise, Appétit ; d’Envie, Emulation, et de Paresse, Rêverie des poètes et des sages. Et la Luxure, sur sa chèvre, fut changée en une belle femme qui avait nom Amour.

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