Bientôt il n'y aura plus que des gens et des choses inoffensifs, pitoyables et désarmés tout autour de notre passé, rien que des erreurs devenues muettes.
La femme nous laissa seuls avec le mari. Il n'était pas brillant le mari. Il n'avait plus beaucoup de circulation. C'est au cœur que ça le tenait.
« Je vais mourir », qu'il répétait, bien simplement d'ailleurs.
J'avais pour me trouver dans des cas de ce genre une espèce de veine de chacal. Je l'écoutais battre son cœur, question de faire quelque chose dans la circonstance, les quelques gestes qu'on attendait. Il courait son cœur, on pouvait le dire, derrière ses côtes, enfermé, il courait après la vie, par saccades, mais il avait beau bondir, il ne la rattraperait pas la vie. C'était cuit. Bientôt à force de trébucher, il chuterait dans la pourriture son cœur, tout juteux, en rouge et bavant telle une vieille grenade écrasée. C'est ainsi qu'on le verrait son cœur flasque, sur le marbre, crevé au couteau après l'autopsie, dans quelques jours. Car tout ça finirait par une belle autopsie judiciaire. Je le prévoyais, attendu que tout le monde dans le quartier allait en raconter des trucs salés à propos de cette mort qu'on ne trouverait pas ordinaire non plus, après l'autre.
On l'attendait au détour dans le quartier sa femme avec les cancans accumulés de l'affaire précédente qui restaient sur le carreau. Ça serait pour un peu plus tard. Pour l'instant le mari il ne savait plus comment se tenir, ni mourir. Il en était déjà comme un peu sorti de la vie, mais il n'arrivait pas tout de même à se défaire de ses poumons. Il chassait l'air, l'air revenait. Il aurait bien voulu se laisser aller, mais il fallait qu'il vive quand même, jusqu'au bout. C'était un boulot bien atroce, dont il louchait.
« Je sens plus mes pieds, qu'il geignait… J'ai froid jusqu'aux genoux… » Il voulait se les toucher les pieds, il pouvait plus.
Pour boire, il n'arrivait pas non plus. C'était presque fini. En lui passant la tisane préparée par sa femme, je me demandais ce qu'elle pouvait bien y avoir mis dedans. Elle ne sentait pas très bon la tisane, mais l'odeur c'est pas une preuve, la valériane sent très mauvais par elle-même. Et puis à étouffer comme il étouffait le mari ça n'avait plus beaucoup d'importance qu'elle soye bizarre la tisane. Il se donnait pourtant bien de la peine, il travaillait énormément, avec tout ce qui lui restait de muscles sous la peau, pour arriver à souffrir et à souffler davantage. Il se débattait autant contre la vie que contre la mort. Ça serait juste d'éclater dans ces cas-là. Quand la nature se met à s'en foutre on dirait qu'il n'y a plus de limites. Derrière la porte, sa femme écoutait la consultation que je lui donnais, mais je la connaissais bien moi, sa femme. En douce, j'ai été la surprendre. « Cuic ! Cuic ! » que je lui ai fait. Ça l'a pas vexée du tout et elle est même venue alors me parler à l'oreille.
« Faudrait, qu'elle me murmure, que vous lui fassiez enlever son râtelier… Il doit le gêner pour respirer son râtelier… » Moi, je voulais bien qu'il l'enlève en effet son râtelier.
« Mais dites-le-lui donc vous-même ! » que je lui ai conseillé. C'était délicat comme commission à faire dans son état.
« Non ! non ! ça serait mieux de votre part ! qu'elle insiste. De moi, ça lui ferait quelque chose que je sache…
— Ah ! que je m'étonne, pourquoi ?
— Y a trente ans qu'il en porte un et jamais il m'en a parlé…
— On peut peut-être le lui laisser alors ? que je propose. Puisqu'il a l'habitude de respirer avec…
— Oh non ! je me le reprocherais ! » qu'elle m'a répondu avec comme une certaine émotion dans la voix…
Je retourne en douce alors dans la chambre. Il m'entend revenir près de lui le mari. Ça lui fait plaisir que je revienne. Entre les suffocations il me parlait encore, il essayait même d'être un peu aimable avec moi. Il me demandait de mes nouvelles, si j'avais trouvé une autre clientèle… « Oui, oui » que je lui répondais à toutes ces questions. Ça aurait été bien trop long et trop compliqué pour lui expliquer les détails. C'était pas le moment. Dissimulée par le battant de la porte, sa femme me faisait des signes pour que je lui redemande encore d'enlever son râtelier. Alors je m'approchai de son oreille au mari et je lui conseillai à voix basse de l'enlever. Gaffe ! « Je l'ai jeté aux cabinets !… » qu'il fait alors avec des yeux plus effrayés encore. Une coquetterie en somme. Et il râle un bon coup après ça.
On est artiste avec ce qu'on trouve. Lui c'était à propos de son râtelier qu'il s'était donné du mal esthétique pendant toute sa vie.
Le moment des confessions. J'aurais voulu qu'il en profite pour me donner son avis sur ce qui était arrivé à propos de sa mère. Mais il pouvait plus. Il battait la campagne. Il s'est mis à baver énormément. La fin. Plus moyen d'en sortir une phrase. Je lui essuyai la bouche et je redescendis. Sa femme dans le couloir en bas n'était pas contente du tout et elle m'a presque engueulé à cause du râtelier, comme si c'était ma faute.
« En or ! qu'il était Docteur… Je le sais ! Je sais combien il l'a payé !… On n'en fait plus des comme ça !… » Toute une histoire. « Je veux bien remonter essayer encore » que je lui propose tellement j'étais gêné. Mais alors seulement avec elle !
Cette fois-là, il ne nous reconnaissait presque plus le mari. Un petit peu seulement. Il râlait moins fort quand on était près de lui, comme s'il avait voulu entendre tout ce qu'on disait ensemble, sa femme et moi.
Je ne suis pas venu à l'enterrement. Y a pas eu d'autopsie comme je l'avais redouté un peu. Ça s'est passé en douce. Mais n'empêche qu'on s'était fâchés pour de bon tous les deux, avec la veuve Henrouille, à propos du râtelier.
Les jeunes c'est toujours si pressé d'aller faire l'amour, ça se dépêche tellement de saisir tout ce qu'on leur donne à croire pour s'amuser, qu'ils y regardent pas à deux fois en fait de sensations. C'est un peu comme ces voyageurs qui vont bouffer tout ce qu'on leur passe au buffet, entre deux coups de sifflet. Pourvu qu'on les fournisse aussi les jeunes de ces deux ou trois petits couplets qui servent à remonter les conversations pour baiser, ça suffit, et les voilà tout heureux. C'est content facilement les jeunes, ils jouissent comme ils veulent d'abord c'est vrai !
Toute la jeunesse aboutit sur la plage glorieuse, au bord de l'eau, là où les femmes ont l'air d'être libres enfin, où elles sont si belles qu'elles n'ont même plus besoin du mensonge de nos rêves.
Alors bien sûr, l'hiver une fois venu, on a du mal à rentrer, à se dire que c'est fini, à se l'avouer. On resterait quand même, dans le froid, dans l'âge, on espère encore. Ça se comprend. On est ignoble. Il faut en vouloir à personne. Jouir et bonheur avant tout. C'est bien mon avis. Et puis quand on commence à se cacher des autres, c'est signe qu'on a peur de s'amuser avec eux. C'est une maladie en soi. Il faudrait savoir pourquoi on s'entête à ne pas guérir de la solitude. Un autre type que j'avais rencontré pendant la guerre à l'hôpital, un caporal, il m'en avait bien un peu parlé lui de ces sentiments-là. Dommage que je l'aie jamais revu ce garçon ! « La terre est morte, qu'il m'avait expliqué… On est rien que des vers dessus nous autres, des vers sur son dégueulasse de gros cadavre, à lui bouffer tout le temps les tripes et rien que ses poisons… Rien à faire avec nous autres. On est tout pourris de naissance… Et puis voilà ! »
N'empêche qu'on a dû l'emmener un soir en vitesse du côté des bastions ce penseur, c'est la preuve qu'il était encore bon à faire un fusillé. Ils étaient même à deux cognes pour l'emmener, un grand et un petit. Je m'en souviens bien. Un anarchiste qu'on a dit de lui au Conseil de guerre.
Читать дальше