On en avait partout de la misère, malgré le luxe qui était dans la salle, sur nous, sur le décor, ça débordait, il en jutait sur toute la terre malgré tout. Pour des artistes c'était des artistes… Il en montait d'elles de la poisse, sans qu'elles veuillent l'arrêter ou même le comprendre. Leurs yeux seulement étaient tristes. C'est pas assez les yeux. Elles chantaient la déroute d'exister et de vivre et elles ne comprenaient pas. Elles prenaient ça encore pour de l'amour, rien que pour de l'amour, on leur avait pas appris le reste à ces petites. Un petit chagrin qu'elles chantaient soi-disant ! Qu'elles appelaient ça ! On prend tout pour des chagrins d'amour quand on est jeune et qu'on ne sait pas…
Where I go… where I look…
It's only for you… ou…
Only for you… ou …
Comme ça qu'elles chantaient.
C'est la manie des jeunes de mettre toute l'humanité dans un derrière, un seul, le sacré rêve, la rage d'amour. Elles apprendraient plus tard peut-être où tout ça finissait, quand elles ne seraient plus roses du tout, quand la poisse sérieuse de leur sale pays les aurait reprises, toutes les seize, avec leurs grosses cuisses de jument, leurs nichons sauteurs… Elle les tenait déjà d'ailleurs la misère au cou, au corps, les mignonnes, elles n'y couperaient pas elles. Au ventre, au souffle, qu'elle les tenait déjà la misère par toutes les ondes de leurs voix minces et fausses aussi.
Elle était dedans. Pas de costume, pas de paillettes, pas de lumière, pas de sourire pour la tromper, pour lui faire des illusions à elle, sur les siens, elle les retrouve où ils se cachent les siens ; elle s'amuse à les faire chanter seulement en attendant leur tour, toutes les bêtises de l'espérance. Ça la réveille, et ça la berce et ça l'excite la misère.
Notre peine est ainsi, la grande, une distraction.
Alors tant pis pour celui qui chante des chansons d'amour ! L'amour c'est elle la misère et rien qu'elle encore, elle toujours, qui vient mentir dans notre bouche, la fiente, c'est tout. Elle est partout la vache, faut pas la réveiller sa misère même au chiqué. Pas de chiqué pour elle. Trois fois par jour, elles remettaient pourtant ça, quand même, mes Anglaises, devant le décor et avec des mélodies d'accordéon. Forcément ça devait très mal tourner.
Je les laissais faire mais je peux dire que je l'ai vue venir, moi, la catastrophe.
Une des petites d'abord est tombée malade. Mort aux mignonnes qui agacent les malheurs ! Qu'elles en crèvent et que c'est tant mieux ! À propos, faut pas s'arrêter non plus au coin des rues derrière les accordéons, c'est souvent là qu'on attrape du mal, le coup de vérité. Une Polonaise est venue donc pour remplacer celle qui était malade, dans leur ritournelle. Elle toussait aussi la Polonaise, entre-temps. Une longue fille puissante et pâle c'était. Tout de suite nous devînmes confidents. En deux heures je connus tout de son âme, pour le corps j'attendis encore un peu. Sa manie à cette Polonaise c'était de se mutiler le système nerveux avec des béguins impossibles. Forcément, elle était entrée dans la sale chanson des Anglaises comme dans du beurre, avec sa douleur et tout. Ça commençait d'un petit ton gentil leur chanson, ça n'avait l'air de rien, comme toutes les choses pour danser, et puis voilà que ça vous faisait pencher le cœur à force de vous faire triste comme si on allait perdre à l'entendre l'envie de vivre, tellement que c'était vrai que tout n'arrive à rien, la jeunesse et tout, et on se penchait alors bien après les mots et après qu'elle était déjà passée la chanson et partie loin leur mélodie pour se coucher dans le vrai lit à soi, le sien, vrai de vrai, celui du bon trou pour en finir. Deux tours de refrain et on en avait comme envie de ce doux pays de mort, du pays pour toujours tendre et oublieux tout de suite comme un brouillard. C'était des voix de brouillard qu'elles avaient en somme.
On la reprenait en chœur, tous, la complainte du reproche, contre ceux qui sont encore par là, à traîner vivants, qui attendent au long des quais, de tous les quais du monde qu'elle en finisse de passer la vie, tout en faisant des trucs, en vendant des choses et des oranges aux autres fantômes et des tuyaux et des monnaies fausses, de la police, des vicieux, des chagrins, à raconter des machins, dans cette brume de patience qui n'en finira jamais…
Tania qu'elle s'appelait ma nouvelle copine de Pologne. Sa vie était en fièvre pour le moment, je l'ai compris, à cause d'un petit employé quadragénaire de banque qu'elle connaissait depuis Berlin. Elle voulait y retourner dans son Berlin et l'aimer malgré tout et à tout prix. Pour retourner le trouver là-bas, elle aurait fait n'importe quoi.
Elle pourchassait les agents théâtraux, ces prometteurs d'engagements, au fond de leurs escaliers pisseux. Ils lui pinçaient les cuisses, ces méchants, en attendant des réponses qui n'arrivaient jamais. Mais elle remarquait à peine leurs manipulations tellement son amour lointain la prenait tout entière. Une semaine ne se passa pas dans de telles conditions sans que survienne une fameuse catastrophe. Elle avait bourré le Destin de tentations depuis des semaines et des mois, comme un canon.
La grippe emporta son prodigieux amant. Nous apprîmes le malheur un samedi soir. Aussitôt reçue la nouvelle, elle m'entraîna, échevelée, hagarde, à l'assaut de la gare du Nord. Ceci n'était rien encore, mais dans son délire, elle prétendait au guichet, arriver à temps à Berlin pour l'enterrement. Il fallut deux chefs de gare pour la dissuader, lui faire comprendre que c'était bien trop tard.
Dans l'état où elle s'était mise on ne pouvait songer à la quitter. Elle y tenait d'ailleurs à son tragique et encore plus à me le montrer en pleine transe. Quelle occasion ! Les amours contrariées par la misère et les grandes distances, c'est comme les amours de marin, y a pas à dire c'est irréfutable et c'est réussi. D'abord, quand on a pas l'occasion de se rencontrer souvent, on peut pas s'engueuler, et c'est déjà beaucoup de gagné. Comme la vie n'est qu'un délire tout bouffi de mensonges, plus qu'on est loin et plus qu'on peut en mettre dedans des mensonges et plus alors qu'on est content, c'est naturel et c'est régulier. La vérité c'est pas mangeable.
Par exemple à présent c'est facile de nous raconter des choses à propos de Jésus-Christ. Est-ce qu'il allait aux cabinets devant tout le monde Jésus-Christ ? J'ai l'idée que ça n'aurait pas duré longtemps son truc s'il avait fait caca en public. Très peu de présence, tout est là, surtout pour l'amour.
Une fois bien assurés avec Tania qu'il n'y avait plus de train possible pour Berlin, nous nous rattrapâmes sur les télégrammes. Au Bureau de la Bourse, nous en rédigeâmes un fort long, mais pour l'envoyer c'était encore une difficulté, nous ne savions plus du tout à qui l'adresser. Nous ne connaissions plus personne à Berlin sauf le mort. Nous n'eûmes plus à partir de ce moment que des mots à échanger à propos du décès. Ils nous ont servi à faire deux ou trois fois encore le tour de la Bourse les mots, et puis comme il fallait nous occuper à bercer la douleur quand même, nous montâmes lentement vers Montmartre, tout en bafouillant des chagrins.
Dès la rue Lepic on commence à rencontrer des gens qui viennent chercher de la gaieté en haut de la ville. Ils se dépêchent. Arrivés au Sacré-Cœur, ils se mettent à regarder en bas la nuit qui fait le grand creux lourd avec toutes les maisons entassées dans son fond.
Sur la petite place, dans le café qui nous sembla, d'après les apparences, être le moins coûteux, nous entrâmes. Tania me laissait pour la consolation et la reconnaissance l'embrasser où je voulais. Elle aimait bien boire aussi. Sur les banquettes autour de nous des festoyeurs un peu soûls dormaient déjà. L'horloge au-dessus de la petite église se mit à sonner des heures et puis des heures encore à n'en plus finir. Nous venions d'arriver au bout du monde, c'était de plus en plus net. On ne pouvait aller plus loin, parce qu'après ça il n'y avait plus que les morts.
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