En fait de nouveauté, ils auraient été à Nice, en automobile avec l'épouse dotée, et peut-être adopté l'usage du chèque pour les transferts de banque. Pour les parties honteuses de l'âme, emmené sans doute aussi l'épouse un soir au bobinard. Pas davantage. Le reste du monde se trouve enfermé dans les journaux quotidiens et gardé par la police.
Le séjour à l'hôtel puceux les rendait pour le moment un peu honteux et facilement irritables mes camarades. Le bourgeois jeunet à l'hôtel, l'étudiant, se sent en pénitence, et puisqu'il est entendu qu'il ne peut pas encore faire d'économies, alors il réclame de la Bohème pour s'étourdir et encore de la Bohème, ce désespoir en café crème.
Vers les débuts du mois nous passions par une brève et vraie crise d'érotisme, tout l'hôtel en vibrait. On se lavait les pieds. Une randonnée d'amour était organisée. L'arrivée des mandats de province nous décidait. J'aurais peut-être pu obtenir les mêmes coïts, de mon côté au Tarapout avec mes Anglaises de la danse et gratuitement encore, mais à la réflexion je renonçai à cette facilité à cause des histoires et des malheureux jaloux petits maquereaux d'amis qui traînent toujours dans les coulisses après les danseuses.
Comme nous lisions nombre de journaux cochons à notre hôtel, on en connaissait des trucs et des adresses pour baiser dans Paris ! Faut bien avouer que c'est amusant les adresses. On se laisse entraîner, même moi qui avais fait le passage des Bérésinas et des voyages et connu bien des complications dans le genre cochon, la partie des confidences ne me semblait jamais tout à fait épuisée. Il subsiste en vous toujours un petit peu de curiosité de réserve pour le côté du derrière. On se dit qu'il ne vous apprendra plus rien le derrière, qu'on a plus une minute à perdre à son sujet, et puis on recommence encore une fois cependant rien que pour en avoir le cœur net qu'il est bien vide et on apprend tout de même quelque chose de neuf à son égard et ça suffit pour vous remettre en train d'optimisme.
On se reprend, on pense plus clairement qu'avant, on se remet à espérer alors qu'on espérait plus du tout et fatalement on y retourne au derrière pour le même prix. En somme, toujours des découvertes dans un vagin pour tous les âges. Une après-midi donc, que je raconte ce qui s'est passé, nous partîmes à trois locataires de l'hôtel, à la recherche d'une aventure à bon marché. C'était expéditif grâce aux relations de Pomone qui tenait office lui, de tout ce qui peut se désirer en façon d'ajustements et de compromis érotiques dans son quartier des Batignolles. Son registre à Pomone abondait d'invitations à tous les prix, il fonctionnait ce providentiel, sans faste aucun, au fond d'une courette dans un mince logis si peu éclairé qu'il fallait pour s'y guider autant de tact et d'estime que dans une pissotière inconnue. Plusieurs tentures qu'il fallait écarter vous inquiétaient avant de l'atteindre ce proxénète, assis toujours dans un faux demi-jour pour aveux.
À cause de cette pénombre, je ne l'ai, à vrai dire, jamais observé tout à fait à mon aise Pomone, et bien que nous ayons longuement conversé ensemble, collaboré même pendant un certain temps et qu'il m'ait fait des sortes de propositions et toutes sortes d'autres dangereuses confidences, je serais bien incapable de le reconnaître aujourd'hui si je le rencontrais en enfer.
Il me souvient seulement que les amateurs furtifs qui attendaient leur tour d'entrevue dans son salon se tenaient toujours fort convenablement, pas de familiarité entre eux, il faut le dire, de la réserve même, comme chez une espèce de dentiste qui n'aimerait pas du tout le bruit, non plus que la lumière.
C'est grâce à un étudiant en médecine que j'ai fait sa connaissance à Pomone. Il fréquentait chez lui l'étudiant pour se constituer un petit casuel, grâce à son truc, doté qu'il était, le veinard, d'un pénis formidable. On le convoquait l'étudiant pour animer avec ce polard fameux des petites soirées bien intimes, en banlieue. Surtout les dames, celles qui ne croyaient pas qu'on puisse en avoir « une grosse comme ça » lui faisaient fête. Divagations de petites filles surpassées. Dans les registres de la Police il figurait notre étudiant sous un terrible pseudonyme : Balthazar !
Les conversations s'établissaient difficilement entre les clients en attente. La douleur s'étale, tandis que le plaisir et la nécessité ont des hontes.
Ce sont des péchés qu'on le veuille ou non d'être baiseurs et pauvres. Quand Pomone fut au courant de mon état et de mon passé médical, il ne se tint plus de me confier son tourment. Un vice l'épuisait. Il l'avait contracté en se « touchant » continuellement sous sa propre table pendant les conversations qu'il tenait avec ses clients, des chercheurs, des tracassés du périnée. « C'est mon métier, vous comprenez ! C'est pas facile de m'en empêcher… Avec tout ce qu'ils viennent me raconter les saligauds !… » La clientèle l'entraînait en somme aux abus, tels ces bouchers trop gras qui toujours ont tendance à se bourrer de viandes. En plus, je crois bien qu'il avait les basses tripes constamment réchauffées par une mauvaise fièvre qui lui venait des poumons. Il fut emporté d'ailleurs quelques années plus tard par la tuberculose. Les bavardages infinis des clientes prétentieuses l'épuisaient aussi dans un autre genre, toujours tricheuses, créatrices de tas d'histoires et de chichis à propos de rien et de leurs derrières dont à les entendre on n'aurait pas trouvé le pareil en bouleversant les quatre parties du monde.
Les hommes il fallait surtout leur présenter des consentantes et des admiratrices pour leurs lubies passionnées. Ils n'en avaient plus qu'ils en avaient encore les clients de l'amour à partager, autant que ceux de Mme Herote. Il arrivait dans un seul courrier matinal de l'agence Pomone assez d'amour inassouvi pour éteindre à jamais toutes les guerres de ce monde. Mais voilà, ces déluges sentimentaux ne dépassent jamais le derrière. C'est tout le malheur.
Sa table disparaissait sous ce fouillis dégoûtant de banalités ardentes. Dans mon désir d'en savoir davantage, je décidai de m'intéresser pendant quelque temps au classement de ce grand fricotage épistolaire. On procédait il me l'apprit, par espèces d'affections, comme pour les cravates ou les maladies, les délires d'abord d'un côté et puis les masochistes et les vicieux d'un autre, les flagellants par ici, les « genre gouvernante » sur une autre page et ainsi pour le tout. C'est pas long avant de tourner à la corvée les amusettes. On l'a bien été chassés du Paradis ! Ça on peut bien le dire ! Pomone était de cet avis aussi avec ses mains moites et son vice interminable qui lui infligeait en même temps plaisir et pénitence. Au bout de quelques mois j'en savais assez sur son commerce et sur son compte. J'espaçai mes visites.
Au Tarapout on continuait à me trouver bien convenable, bien tranquille, un figurant ponctuel, mais après quelques semaines d'accalmie le malheur me revint par un drôle de côté et je fus bien obligé, brusquement encore, d'abandonner ma figuration pour continuer ma sale route.
Considérés à distance ces temps du Tarapout ne furent en somme qu'une sorte d'escale interdite et sournoise. Toujours bien habillé par exemple, j'en conviens, pendant ces quatre mois, tantôt prince, centurion par deux fois, aviateur un autre jour et largement et régulièrement payé. J'ai mangé au Tarapout pour des années. Une vie de rentier sans les rentes. Traîtrise ! Désastre ! Un certain soir on a bouleversé notre numéro pour je ne sais quelle raison. Le nouveau prologue représentait les quais de Londres. Tout de suite, je me suis méfié, nos Anglaises avaient là-dedans à chanter, comme ça, faux et soi-disant sur les bords de la Tamise, la nuit, moi je faisais le policeman. Un rôle tout à fait muet, à déambuler de droite à gauche devant le parapet. D'un coup, comme je n'y pensais plus, leur chanson est devenue plus forte que la vie et même qu'elle a fait tourner le destin en plein du côté du malheur. Alors pendant qu'elles chantaient, je ne pouvais plus penser à autre chose moi qu'à toute la misère du pauvre monde et à la mienne surtout, qu'elles me faisaient revenir comme du thon, les garces, avec leur chanson, sur le cœur. Je croyais pourtant l'avoir digéré, oublié le plus dur ! Mais c'était le pire que tout, c'était une chanson gaie la leur qui n'y arrivait pas. Et avec ça, elles se dandinaient mes compagnes, tout en chantant, pour essayer que ça vienne. On y était bien alors, on pouvait le dire, c'était comme si on s'étalait sur la misère, sur les détresses… Pas d'erreur ! À vadrouiller dans le brouillard et dans la plainte ! Elle en dégoulinait de se lamenter, on en vieillissait minute par minute avec elles. Le décor en suintait aussi lui, de la grande panique. Et elles continuaient cependant les copines. Elles n'avaient pas l'air de comprendre toute la mauvaise action du malheur sur nous tous que ça provoquait leur chanson… Elles se plaignaient de toute leur vie en gambillant, en rigolant, bien en mesure… Quand ça vient d'aussi loin, si sûrement, on peut pas se tromper, ni résister.
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