Robinson était un garçon tracassé par l'infini aussi, dans son genre, avant qu'il lui soit arrivé son accident, mais maintenant il avait reçu son compte. Du moins je le croyais.
Je profitai que nous étions au café, tranquilles, pour raconter moi aussi à Parapine tout ce qui m'était arrivé depuis notre séparation. Il comprenait les choses lui, et même les miennes et je lui avouai que je venais de briser ma carrière médicale en quittant Rancy de façon insolite. C'est comme ça qu'on doit dire. Et il y avait pas de quoi rigoler. Pour retourner à Rancy, il fallait pas que j'y songe, vu les circonstances. Il en convenait lui-même Parapine.
Voilà que pendant qu'on se parlait bien agréablement ainsi, qu'on se confessait en somme, survint l'entracte du Tarapout et les musiciens du ciné qui débarquent en masse au bistrot. On prend du coup un verre en chœur. Lui Parapine il était bien connu des musiciens.
De fil en aiguille, j'apprends d'eux qu'on cherchait justement un Pacha pour la figuration de l'intermède. Un rôle muet. Il était parti celui qui le tenait le « Pacha », sans rien dire. Un beau rôle bien payé pourtant dans un prologue. Pas d'efforts. Et puis, ne l'oublions pas, coquinement entouré par une magnifique volée de danseuses anglaises, des milliers de muscles agités et précis. Tout à fait mon genre et ma nécessité.
Je fais l'aimable et j'attends les propositions du régisseur. Je me présente en somme. Comme il était si tard et qu'ils n'avaient pas le temps d'aller en chercher un autre de figurant jusqu'à la Porte Saint-Martin, il fut bien content le régisseur de me trouver sur place. Ça lui évitait des courses. À moi aussi. Il m'a examiné à peine. Il m'adopte donc d'emblée. On m'embarque. Pourvu que je ne boite pas, on ne m'en demande pas davantage, et encore…
Je pénètre dans ces beaux sous-sols chauds et capitonnés du cinéma Tarapout. Une véritable ruche de loges parfumées où les Anglaises dans l'attente du spectacle se détendent en jurons et cavalcades ambiguës. Tout de suite exubérant d'avoir retrouvé mon beefsteak je me hâtai d'entrer en relations avec ces jeunes et désinvoltes camarades. Elles me firent d'ailleurs les honneurs de leur groupe le plus gracieusement du monde. Des anges. Des anges discrets. C'est bon aussi de n'être ni confessé, ni méprisé, c'est l'Angleterre.
Grosses recettes au Tarapout. Dans les coulisses même tout était luxe, aisance, cuisses, lumières, savons, sandwichs. Le sujet du divertissement où nous paraissions tenait je crois du Turkestan. C'était prétexte à fariboles chorégraphiques et déhanchements musicaux et violentes tambourinades.
Mon rôle à moi, sommaire, mais essentiel. Ballonné d'or et d'argent, j'éprouvais d'abord quelque difficulté à m'installer parmi tant de portants et lampadaires instables, mais je m'y fis et parvenu là, gentiment mis en valeur, je n'avais plus qu'à me laisser rêvasser sous les projections opalines.
Un bon quart d'heure durant vingt bayadères londoniennes se démenaient en mélodies et bacchanales impétueuses pour me convaincre soi-disant de la réalité de leurs attraits. Je n'en demandais pas tant et songeais que cinq fois par jour, répéter cette performance c'était beaucoup pour des femmes, et sans faiblir encore, jamais, d'une fois à l'autre, tortillant implacablement des fesses avec cette énergie de race un peu ennuyeuse, cette continuité intransigeante qu'ont les bateaux en route, les étraves, dans leur labeur infini au long des Océans…
C'est pas la peine de se débattre, attendre ça suffit, puisque tout doit finir par y passer dans la rue. Elle seule compte au fond. Rien à dire. Elle nous attend. Faudra qu'on y descende dans la rue, qu'on se décide, pas un, pas deux, pas trois d'entre nous, mais tous. On est là devant à faire des manières et des chichis, mais ça viendra.
Dans les maisons, rien de bon. Dès qu'une porte se referme sur un homme, il commence à sentir tout de suite et tout ce qu'il emporte sent aussi. Il se démode sur place, corps et âme. Il pourrit. S'ils puent les hommes, c'est bien fait pour nous. Fallait qu'on s'en occupe ! Fallait les sortir, les expulser, les exposer. Tous les trucs qui puent sont dans la chambre et à se pomponner et puent quand même.
Parlant de familles, je connais comme ça un pharmacien moi, avenue de Saint-Ouen, qui a une belle affiche dans son étalage, une jolie réclame : Trois francs la boîte pour purger toute la famille ! Une affaire ! On rote ! On fait ensemble, en famille. On se hait à plein sang, c'est le vrai foyer, mais personne ne réclame, parce que c'est tout de même moins cher que d'aller vivre à l'hôtel.
L'hôtel, parlons-en, c'est plus inquiet, c'est pas prétentieux comme un appartement, on s'y sent moins coupable. La race des hommes n'est jamais tranquille et pour descendre au jugement dernier qui se passera dans la rue, évidemment qu'on est plus proche à l'hôtel. Ils peuvent y venir les anges à trompettes, on y sera les premiers nous, descendus de l'hôtel.
On essaye de pas se faire trop remarquer à l'hôtel. Ça ne vaut rien. Déjà dès qu'on s'engueule un peu fort ou trop souvent, ça va mal, on est repérés. À la fin on ose à peine pisser dans le lavabo, tellement que tout s'entend d'une chambre à l'autre. On finit forcément par les acquérir les bonnes manières, comme les officiers dans la marine de guerre. Tout peut se mettre à trembler de la terre au ciel d'un moment à l'autre, on est prêts, on s'en fout nous autres puisqu'on se « pardonne » déjà dix fois par jour rien qu'en se rencontrant dans les couloirs, à l'hôtel.
Faut apprendre à reconnaître aux cabinets, l'odeur de chacun des voisins du palier, c'est commode. C'est difficile de se faire des illusions dans un garni. Les clients n'ont pas de panache. C'est en douce qu'ils voyagent sur la vie d'un jour à l'autre sans se faire remarquer, dans l'hôtel comme dans un bateau qui serait pourri un peu et puis plein de trous et qu'on le saurait.
Celui où je suis allé me loger, il attirait surtout.les étudiants de la province. Ça y sentait le vieux mégot et le petit déjeuner, dès les premières marches. On le retrouvait de loin dans la nuit, à cause du feu en lumière grise qu'il avait au-dessus de sa porte et aux lettres brèches en or qui lui pendaient après le balcon comme un vieux énorme râtelier. Un monstre à loger abruti de crasseuses combines.
De chambres à chambres par le couloir on se faisait des visites. Après mes années d'entreprises miteuses dans la vie pratique, des aventures comme on dit, j'étais revenu vers eux les étudiants.
Leurs désirs c'étaient toujours les mêmes, solides et rances, ni plus ni moins insipides qu'autrefois, aux temps où je les avais quittés. Les êtres avaient changé mais pas les idées. Ils allaient encore, comme toujours, les uns et les autres, brouter plus ou moins de médecine, des bouts de chimie, des comprimés de Droit, et des zoologies entières, à des heures à peu près régulières, à l'autre bout du quartier. La guerre en passant sur leur classe n'avait rien fait bouger du tout en eux et quand on se mêlait à leurs rêves, par sympathie, ils vous menaient tout droit à leur âge de quarante ans. Ils se donnaient ainsi vingt années devant eux, deux cent quarante mois d'économies tenaces pour se fabriquer un bonheur.
C'était une image d'Épinal qui leur servait de bonheur en même temps que de réussite, mais bien graduée, soigneuse. Ils se voyaient au dernier carré eux, entourés d'une famille peu nombreuse mais incomparable et précieuse jusqu'au délire. Ils ne l'auraient cependant pour ainsi dire jamais regardée leur famille. Pas la peine. Elle est faite pour tout excepté pour être regardée la famille. D'abord c'est la force du père, son bonheur, d'embrasser sa famille sans jamais la regarder, sa poésie.
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