En arrivant au boulevard de la Liberté, les voitures de légumes montaient en tremblotant vers Paris. J'ai suivi leur route. En somme, j'étais déjà presque parti tout à fait de Rancy. Pas très chaud non plus. Alors question de me réchauffer, j'ai fait un petit crochet jusqu'à la loge de la tante à Bébert. Sa lampe boutonnait l'ombre dans le fond du couloir. « Pour en finir, que je me suis dit, faut bien que je lui dise “au revoir” à la tante. »
Elle était là sur sa chaise comme à son habitude, entre les odeurs de la loge, et le petit poêle réchauffant tout ça et sa vieille figure à présent toujours prête à pleurer depuis que Bébert était décédé et puis au mur, au-dessus de la boîte à ouvrage, une grande photo d'école de Bébert, avec son tablier, un béret et la croix. C'était un « agrandissement » qu'elle avait eu en prime avec du café. Je la réveille.
« Bonjour Docteur », qu'elle sursaute. Je me souviens bien encore de ce qu'elle m'a dit. « Vous avez l'air comme malade ! qu'elle a remarqué tout de suite. Asseyez-vous donc… Moi je vais pas bien non plus…
— Me voilà en train de faire un petit tour, que j'ai répondu, pour me donner une contenance.
— C'est bien tard, qu'elle a fait, pour un petit tour, surtout si vous allez vers la Place Clichy… L'avenue est froide au vent à cette heure-ci ! »
Elle se lève alors et se met en trébuchant par-ci par-là à nous faire un grog, et tout de suite à parler de tout en même temps, et des Henrouille et de Bébert forcément.
Pour l'empêcher d'en parler de Bébert, il y avait rien à faire, et pourtant cela lui faisait du chagrin et du mal et elle le savait aussi. Je l'écoutais sans jamais plus l'interrompre, j'étais comme engourdi. Elle essayait de me faire rappeler de toutes les gentilles qualités qu'il avait eues Bébert et qu'elle en faisait comme un étalage avec bien de la peine parce qu'il ne fallait rien oublier de ses qualités à Bébert et qu'elle recommençait et puis quand tout y était bien et qu'elle m'avait bien raconté toutes les circonstances de son élevage au biberon, elle retrouvait encore une petite qualité à Bébert qu'il fallait tout de même mettre à côté des autres, alors elle reprenait toute l'histoire par le commencement et cependant elle en oubliait quand même et elle était forcée finalement de pleurnicher un peu, d'impuissance. Elle s'égarait de fatigue. Elle s'endormait à coups de petits sanglots. Déjà elle n'avait plus la force de reprendre longtemps à l'ombre le petit souvenir du petit Bébert qu'elle avait bien aimé. Le néant était toujours près d'elle et sur elle-même un peu déjà. Un rien de grog et de fatigue et ça y était, elle s'endormait en ronflant comme un petit avion lointain que les nuages emportent. Il n'y avait plus personne à elle sur terre.
Pendant qu'elle était écroulée comme ça dans les odeurs je pensais que je m'en allais et que jamais je ne la reverrais sans doute la tante à Bébert, que Bébert était bien parti, lui, et sans faire de manières et pour de bon, qu'elle partirait aussi la tante pour le suivre et dans pas bien longtemps. Son cœur était malade d'abord, et tout à fait vieux. Il poussait du sang comme il pouvait son cœur dans ses artères, il avait du mal à remonter dans les veines. Elle s'en irait au grand cimetière d'à côté d'abord la tante, où les morts c'est comme une foule qui attend. C'est là qu'elle allait faire jouer Bébert avant qu'il soye tombé malade, au cimetière. Et ça serait bien fini alors après ça. On viendrait repeindre sa loge et on pourrait dire qu'on s'est tous rattrapés comme les boules du jeu qui tremblotent au bord du trou qui font des manières avant d'en finir.
Elles partent bien violentes et grondeuses elles aussi les boules, et elles ne vont jamais nulle part, en définitive. Nous non plus, et toute la terre ne sert qu'à ça, qu'à nous faire nous retrouver tous. Ce n'était plus bien loin pour la tante à Bébert à présent, elle n'avait presque plus d'élan. On ne peut pas se retrouver pendant qu'on est dans la vie. Y a trop de couleurs qui vous distrayent et trop de gens qui bougent autour. On ne se retrouve qu'au silence, quand il est trop tard, comme les morts. Moi aussi fallait que je bouge encore et que je m'en aille ailleurs. J'avais beau faire, beau savoir… Je ne pouvais pas rester en place avec elle.
Mon diplôme dans ma poche bombait en saillie, bien plus grosse saillie que mon argent et mes papiers d'identité. Devant le Poste de Police, l'Agent de garde attendait la relève de minuit et crachait aussi tant qu'il pouvait. On s'est dit bonsoir.
Après le truc à éclipse du coin du Boulevard, pour l'essence, c'était l'octroi et ses préposés verdoyants dans leur cage en verre. Les tramways ne marchaient plus. C'était le bon moment pour leur parler de l'existence aux préposés, de l'existence qui est toujours plus difficile, plus chère. Ils étaient deux là, un jeune et un vieux, à pellicules tous les deux, penchés sur des états grands comme ça. À travers leur vitre on apercevait les gros quais d'ombre des fortifs qui s'avancent hauts dans la nuit pour attendre des bateaux de si loin, des si nobles navires, qu'on en verra jamais des bateaux comme ça. C'est sûr. On les espère.
On bavarda donc ensemble un bon moment avec les préposés, et même nous prîmes encore un petit café qui réchauffait sur le poêlon. Ils me demandèrent si je partais en vacances des fois, pour rigoler, comme ça, dans la nuit, avec mon petit paquet à la main. « C'est exact » que je leur ai répondu. Inutile de leur expliquer des choses peu ordinaires aux préposés. Ils ne pouvaient pas m'aider à comprendre. Et un peu vexé par leur remarque, l'envie m'a pris tout de même d'être intéressant, de les étonner enfin, et je me mis à parler sur le pouce, comme ça, de la campagne de 1816, celle qui amena précisément les cosaques à l'endroit même où nous étions, à la Barrière, aux trousses du grand Napoléon.
Ceci invoqué avec désinvolture, bien entendu. Les ayant en peu de mots convaincus ces deux sordides de ma supériorité culturelle, de mon érudition primesautière, me voilà qui repars rasséréné vers la Place Clichy, par l'Avenue qui monte.
Vous remarquerez qu'il y a toujours deux prostituées en attente au coin de la rue des Dames. Elles tiennent ces quelques heures épuisées qui séparent le fond du jour au petit matin. Grâce à elles la vie continue à travers les ombres. Elles font la liaison avec leur sac à main bouffi d'ordonnances, de mouchoirs pour tout faire et les photos d'enfants à la campagne. Quand on se rapproche d'elles dans l'ombre, il faut faire attention parce qu'elles n'existent qu'à peine ces femmes, tant elles sont spécialisées, juste restées vivantes ce qu'il faut pour répondre à deux ou trois phrases qui résument tout ce qu'on peut faire avec elles. Ce sont des esprits d'insectes dans des bottines à boutons.
Faut rien leur dire, à peine les approcher. Elles sont mauvaises. J'avais de l'espace. Je me suis mis à courir par le milieu des rails. L'Avenue est longue.
Tout au bout c'est la statue du maréchal Moncey. Il défend toujours la Place Clichy depuis 1816 contre des souvenirs et l'oubli, contre rien du tout, avec une couronne en perles pas très chère. J'arrivai moi aussi près de lui en courant avec 112 ans de retard par l'Avenue bien vide. Plus de Russes, plus de batailles, ni de cosaques, point de soldats, plus rien sur la Place qu'un rebord du socle à prendre au-dessous de la couronne. Et le feu d'un petit brasero avec trois grelotteux autour qui louchaient dans la fumée puante. On n'était pas très bien.
Quelques autos s'enfuyaient tant qu'elles pouvaient vers les issues.
On se souvient des grands boulevards dans l'urgence comme d'un endroit moins froid que les autres. Ma tête ne marchait plus qu'à coups de volonté à cause de la fièvre. Possédé par le grog de la tante, je suis descendu fuyant devant le vent qui est moins froid quand on le reçoit par-derrière. Une vieille dame en bonnet près du métro Saint-Georges pleurait sur le sort de sa petite fille malade à l'hôpital, de méningite qu'elle disait. Elle en profitait pour faire la quête. Elle tombait mal.
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