La vie reprenait. Elle a fait comme si elle me croyait. Dès qu'elle fut descendue, je me mis à mon tour en route. J'avais quelque chose à faire, en vérité. Cette sarabande de la nuit précédente m'avait laissé comme un drôle de goût de remords. Le souvenir de Robinson revenait me tracasser. C'était vrai que je l'avais abandonné à son sort celui-là et pire encore, aux soins de l'abbé Protiste. C'était tout dire. Bien sûr que j'avais entendu raconter que tout se passait là-bas au mieux, à Toulouse, et que la vieille Henrouille était même devenue tout à fait aimable à son égard. Seulement, dans certains cas, n'est-ce pas, on n'entend guère que ce qu'on désire entendre et ce qui vous arrange le mieux… Ces vagues indications ne prouvaient au fond rien du tout.
Inquiet et curieux, je me dirigeai vers Rancy à la recherche de nouvelles, mais des exactes, des précises. Pour y aller fallait repasser par la rue des Batignolles qu'habitait Pomone. C'était mon chemin. En arrivant près de chez lui, je fus bien étonné de l'apercevoir lui-même au coin de sa rue, Pomone, comme en train de filer un petit Monsieur à quelque distance. Pour lui Pomone qui ne sortait jamais, ça devait être un véritable événement. Je l'ai reconnu aussi le type qu'il suivait, c'était un client, le « Cid » qu'il se faisait appeler dans la correspondance. Mais on savait nous encore par des tuyaux qu'il travaillait aux Postes le « Cid ».
Depuis des années il relançait Pomone pour qu'il lui découvre une petite amie bien élevée, son rêve. Mais les demoiselles qu'on lui présentait, elles n'étaient jamais assez bien élevées pour son goût. Elles commettaient des fautes, qu'il prétendait. Alors ça n'allait pas. Quand on y réfléchit bien il existe deux grandes espèces de petites amies, celles qui ont « les idées larges » et celles qui ont reçu « une bonne éducation catholique ». Deux façons aux miteuses de se sentir supérieures, deux façons aussi d'exciter les inquiets et les inassouvis, le genre « fichu » et le genre « garçonne ».
Toutes les économies du « Cid » y avaient passé mois après mois dans ces recherches. Il était arrivé à présent avec Pomone à bout de ses ressources et à bout d'espoir aussi. Par la suite, j'ai appris qu'il avait été se suicider le « Cid » ce même soir-là dans un terrain vague. D'ailleurs, dès que j'ai vu Pomone sortir de chez lui je m'en étais douté qu'il se passait quelque chose de pas ordinaire. Je les ai ainsi suivis assez longuement à travers ce quartier qui va perdre ses boutiques au long des rues et même ses couleurs l'une après l'autre et finir comme ça en bistrots précaires juste aux limites de l'octroi. Quand on est pas pressé, on se perd facilement dans ces rues-là, dérouté qu'on est d'abord par la tristesse et par le trop d'indifférence de l'endroit. Si on avait un peu d'argent on prendrait un taxi tout de suite pour s'échapper tellement qu'on s'ennuie. Les gens qu'on rencontre traînent un destin si lourd que ça vous embarrasse pour eux. Derrière les fenêtres à rideaux, c'est comme certain que des petits rentiers ont laissé leur gaz ouvert. On n'y peut rien. Merde ! qu'on dit, c'est pas beaucoup.
Et puis même pas un banc pour s'asseoir. C'est marron et gris partout. Quand il pleut, il pleut de partout aussi, de face et de côté et la rue glisse alors comme un dos d'un gros poisson avec une raie de pluie au milieu. On ne peut même pas dire que c'est désordre ce quartier-là, c'est plutôt comme une prison, presque bien tenue, une prison qui n'a pas besoin de portes.
À vadrouiller ainsi, j'ai fini par le perdre Pomone et son suicidé tout de suite après la rue des Vinaigriers [31] La rue des Vinaigriers : la me de Paris qui porte ce nom n’est pas située du côté de la rue des Batignolles !
. Ainsi j'étais parvenu si près de La Garenne-Rancy que j'ai pas pu m'empêcher d'aller jeter un coup d'œil pardessus les fortifs.
De loin, c'est engageant La Garenne-Rancy, on peut pas dire le contraire, à cause des arbres du grand cimetière. Pour un peu on se laisserait tromper et on jurerait que c'est le Bois de Boulogne.
Quand on veut absolument des nouvelles de quelqu'un, faut aller les demander à ceux qui savent. Après tout, je me suis dit alors, j'ai pas grand-chose à perdre en leur faisant une petite visite aux Henrouille. Ils devaient savoir comment qu'elles se passaient eux, les choses à Toulouse. Et voilà bien l'imprudence que j'ai commise. On ne se méfie pas. On ne sait pas qu'on y est parvenu et pourtant on y est déjà et en plein dans les sales régions de la nuit. Un malheur vous est alors tout de suite arrivé. Il suffit d'un rien et puis d'abord fallait pas chercher à revoir certaines gens, surtout ceux-là. Ça n'en finit plus après.
De détours en détours je me trouvai comme reconduit par l'habitude à quelques pas du pavillon. J'en revenais pas de le revoir au même endroit leur pavillon. Il se mit à pleuvoir. Plus personne dans la rue que moi, qui n'osais plus m'avancer. J'allais même m'en retourner sans insister quand la porte du pavillon s'est entrouverte, juste assez pour qu'elle me fasse signe de venir la fille. Elle bien sûr, elle voyait tout. Elle m'avait aperçu en pantaine sur le trottoir d'en face. J'y tenais plus alors à m'approcher, mais elle insistait et même qu'elle m'appelait par mon nom.
« Docteur !… Venez donc vite ! »
Comme ça qu'elle m'appelait, d'autorité… J'avais peur d'être remarqué. Je me dépêchai alors de monter jusqu'à son petit perron, et de retrouver le petit couloir au poêle et de revoir tout le décor. Ça m'a redonné une drôle d'inquiétude quand même. Et puis, elle se mit à me raconter que son mari était bien malade depuis deux mois et même qu'il allait de plus en plus mal.
Tout de suite, bien sûr, de la méfiance.
« Et Robinson ? » que j'interroge moi empressé.
D'abord elle élude ma question. Enfin elle s'y met. « Ils vont bien tous les deux… Leur combinaison marche bien à Toulouse » qu'elle a fini par répondre, mais comme ça, rapidement. Et sans plus, elle m'entreprend à nouveau à propos de son mari malade. Elle veut que j'aille m'en occuper tout de suite de son mari et sans perdre une minute encore. « Que je suis si dévoué… Que je le connais si bien son mari… Et patati et patata… Qu'il n'a confiance qu'en moi… Qu'il n'a pas voulu en voir un autre de médecin… Qu'ils ne savaient plus mon adresse… » Enfin des chichis.
Moi, j'avais bien des raisons de redouter que cette maladie du mari eût encore des drôles d'origines. J'étais payé pour bien la connaître la dame et les usages de la maison aussi. Tout de même une satanée curiosité me fit monter dans la chambre.
Il était couché justement dans le même lit où j'avais soigné Robinson après son accident, quelques mois auparavant.
En quelques mois ça change une chambre, même quand on n'y bouge rien. Si vieilles, si déchues qu'elles soient, les choses, elles trouvent encore, on ne sait où, la force de vieillir. Tout avait changé déjà autour de nous. Pas les objets de place, bien sûr, mais les choses elles-mêmes, en profondeur. Elles sont autres quand on les retrouve les choses, elles possèdent, on dirait, plus de force pour aller en nous plus tristement, plus profondément encore, plus doucement qu'autrefois, se fondre dans cette espèce de mort qui se fait lentement en nous, gentiment, jour à jour, lâchement devant laquelle chaque jour on s'entraîne à se défendre un peu moins que la veille. D'une fois à l'autre, on la voit s'attendrir, se rider en nous-mêmes la vie et les êtres et les choses avec, qu'on avait quittées banales, précieuses, redoutables parfois. La peur d'en finir a marqué tout cela de ses rides pendant qu'on trottait par la ville après son plaisir ou son pain.
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