Aller à Toulouse c'était en somme encore une sottise. À la réflexion je m'en suis bien douté. J'ai donc pas eu d'excuses. Mais à suivre Robinson comme ça, parmi ses aventures, j'avais pris du goût pour les machins louches. À New York déjà quand j'en pouvais plus dormir ça avait commencé à me tracasser de savoir si je pouvais pas accompagner plus loin encore, et plus loin, Robinson. On s'enfonce, on s'épouvante d'abord dans la nuit, mais on veut comprendre quand même et alors on ne quitte plus la profondeur. Mais il y a trop de choses à comprendre en même temps. La vie est bien trop courte. On ne voudrait être injuste avec personne. On a des scrupules, on hésite à juger tout ça d'un coup et on a peur surtout d'avoir à mourir pendant qu'on hésite, parce qu'alors on serait venu sur la terre pour rien du tout. Le pire des pires.
Faut se dépêcher, faut pas la rater sa mort. La maladie, la misère qui vous disperse les heures, les années, l'insomnie qui vous barbouille en gris, des journées, des semaines entières et le cancer qui nous monte déjà peut-être, méticuleux et saignotant du rectum.
On n'aura jamais le temps qu'on se dit ! Sans compter la guerre prête toujours elle aussi, dans l'ennui criminel des hommes, à monter de la cave où s'enferment les pauvres. En tue-t-on assez des pauvres ? C'est pas sûr… C'est une question ? Peut-être faudrait-il égorger tous ceux qui ne comprennent pas ? Et qu'il en naisse d'autres, des nouveaux pauvres et toujours ainsi jusqu'à ce qu'il en vienne qui saisissent bien la plaisanterie, toute la plaisanterie… Comme on fauche les pelouses jusqu'au moment où l'herbe est vraiment la bonne, la tendre.
En débarquant à Toulouse, je me trouvais devant la gare assez hésitant. Une canette au buffet et me voici quand même déambulant à travers les rues. C'est bon les villes inconnues ! C'est le moment et l'endroit où on peut supposer que les gens qu'on rencontre sont tous gentils. C'est le moment du rêve. On peut profiter que c'est le rêve pour aller perdre quelque temps au jardin public. Cependant, passé un certain âge, à moins de raisons de famille excellentes on a l'air comme Parapine de rechercher les petites filles au jardin public, faut se méfier. C'est préférable le pâtissier juste avant de passer la grille du jardin, le beau magasin du coin fignolé comme un décor de bobinard avec des petits oiseaux qui constellent les miroirs à larges biseaux. On s'y découvre bouffant les pralines à l'infini, par réflexion. Séjour pour séraphins. Les demoiselles du magasin babillent furtivement à propos de leurs affaires de cœur comme ceci :
« Alors, je lui ai dit qu'il pouvait venir me chercher dimanche… Ma tante, qui a entendu, en a fait toute une histoire à cause de mon père…
— Mais est-ce qu'il n'est pas remarié ton père ? qu'a interrompu la copine.
— Qu'est-ce que ça peut faire qu'il soit remarié ?… Il a tout de même bien le droit de savoir avec qui c'est que sort sa fille… »
C'était bien l'avis aussi de l'autre demoiselle du magasin. D'où controverse passionnée entre toutes les vendeuses. J'avais beau dans mon coin, pour ne pas les déranger, me gaver sans les interrompre, de choux à la crème et de tartes, qui passèrent d'ailleurs à l'as, dans l'espérance qu'elles arriveraient plus vite à résoudre ces délicats problèmes de préséances familiales, elles n'en sortaient pas. Rien n'émergeait. Leur impuissance spéculative les bornait à haïr sans aucune netteté. Elles crevaient d'illogisme, de vanité et d'ignorance les demoiselles du magasin, et elles en bavaient en se chuchotant mille injures.
Je demeurais malgré tout fasciné par leur sale détresse. J'attaquai les babas. Je ne les comptais plus les babas. Elles non plus. J'espérais bien ne pas avoir à m'en aller avant qu'elles ne fussent parvenues à une conclusion… Mais la passion les rendait sourdes et puis bientôt muettes à mes côtés.
Fiel tari, crispées, elles se contenaient dans l'abri du comptoir aux gâteaux, chacune d'elles invincible, close et pincée ruminant de « remettre ça » plus amèrement encore, d'éjecter à la prochaine occasion et plus promptement que ce coup-ci les niaiseries rageuses et blessantes qu'elles pouvaient connaître sur le compte de la copine. Occasion qui ne traînerait d'ailleurs pas à survenir, qu'elles feraient naître… Des raclures d'arguments à l'assaut de rien du tout. J'avais fini par m'asseoir pour qu'elles m'étourdissent mieux encore avec le bruit incessant des mots, des intentions de pensées comme au bord d'un rivage où les petites vagues de passions incessantes n'arrivent jamais à s'organiser…
On entend, on attend, on espère, ici, là-bas, dans le train, au café, dans la rue, au salon, chez la concierge, on entend, on attend que la méchanceté s'organise, comme à la guerre, mais ça s'agite seulement et rien n'arrive, jamais, ni par elles les pauvres demoiselles, ni par les autres non plus. Personne ne vient nous aider. Un énorme babillage s'étend gris et monotone au-dessus de la vie comme un mirage énormément décourageant. Deux dames vinrent à entrer et le vaseux charme de la conversation inefficace répandu entre moi et les demoiselles en fut rompu. Les clientes furent l'objet de l'empressement immédiat du personnel entier. On se précipitait au-devant de leurs commandes et de leurs moindres désirs. Çà et là, elles choisirent, picotèrent petits fours et tartes pour emporter. Au moment de payer elles s'éparpillaient encore en politesses et puis prétendirent s'offrir mutuellement des petits feuilletés à croquer « tout de suite ».
L'une d'elles refusa avec mille grâces, expliquant copieusement en confidence, aux autres dames, bien intéressées, que son médecin lui interdisait toutes sucreries désormais, et qu'il était merveilleux son médecin, et qu'il avait déjà fait des miracles dans les constipations en ville et ailleurs, et qu'entre autres, il était en train de la guérir elle, d'une rétention de caca dont elle souffrait depuis plus de dix années, grâce à un régime tout à fait spécial, grâce aussi à un merveilleux médicament de lui seul connu. Les dames n'entendirent point être surpassées aussi aisément dans les choses de la constipation. Elles en souffraient mieux que personne de constipation. Elles se rebiffaient. Il leur fallait des preuves. Là dame mise en doute, ajouta seulement, qu'elle faisait à présent « des vents en allant à la selle, que c'était comme un vrai feu d'artifice… Qu'à cause de ses nouvelles selles, toutes très formées, très résistantes, il lui fallait redoubler de précautions… Parfois elles étaient si dures les nouvelles selles merveilleuses, qu'elle en éprouvait un mal affreux au fondement… Des déchirements… Elle était obligée de se mettre de la vaseline alors avant d'aller aux cabinets ». C'était pas réfutable.
Ainsi sortirent convaincues ces clientes bien devisantes, accompagnées jusqu'au seuil de la pâtisserie aux « Petits Oiseaux » par tous les sourires du magasin.
Le jardin public d'en face me parut convenable à une petite station de recueillement, le temps de me refaire l'esprit avant de partir à la recherche de mon ami Robinson.
Dans les parcs provinciaux les bancs demeurent presque tout le temps vacants pendant les matinées de semaine, au bord des massifs bouffis de cannas et de marguerites. Près des rocailles, sur des eaux strictement captives, une barquette de zinc, cerclée de cendres légères, tenait au rivage par sa corde moisie. L'esquif naviguait le dimanche, c'était annoncé sur la pancarte et le prix du tour du lac aussi : « Deux francs. »
Combien d'années ? d'étudiants ? de fantômes ?
Dans tous les coins des jardins publics, il y a comme ça d'oubliés des tas de petits cercueils fleuris d'idéal, des bosquets à promesses et des mouchoirs remplis de tout. Rien n'est sérieux.
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