Tout de même, trêve de rêvasserie ! En route me dis-je, à la recherche du Robinson et de son église Sainte-Éponime, et de ce caveau dont il gardait les momies avec la vieille. J'étais venu pour voir tout ça, fallait me décider…
Avec un fiacre on s'est pris alors dans des détours et des petites manières de trot, au creux des rues d'ombre de la vieille cité, là où le jour reste pincé entre les toits. Nous menions grand boucan de roues derrière ce cheval tout en sabots, de caniveaux en passerelles. On n'a pas brûlé de villes dans le Midi depuis bien longtemps. Jamais elles ne furent aussi vieilles. Les guerres ne vont plus par là.
Nous arrivâmes devant l'église Sainte-Éponime [32] L’église Sainte-Éponime : il existe une héroïne gauloise, Éponine, que sa rébellion contre les Romains et sa fidélité à son mari — qui résistait — firent exécuter en 79 après Jésus-Christ. Céline jouerait il sur le mot « éponyme » ?
comme midi sonnait. Le caveau c'était encore un peu plus loin sous un calvaire. On m'en indiqua l'emplacement au beau milieu d'un petit jardin bien sec. On pénétrait dans cette crypte par une espèce de trou barricadé. De loin j'aperçus la gardienne du caveau, une jeune fille. D'emblée je lui demandai des nouvelles de mon ami Robinson. Elle était en train de refermer la porte, cette jeune fille. Elle eut un sourire bien aimable pour me répondre et des nouvelles elle m'en donna tout de suite et des bonnes.
Dans ce jour de midi, de l'endroit où nous étions, tout devenait rose autour de nous et les pierres vermoulues montaient au ciel le long de l'église, comme prêtes à aller se fondre dans l'air, enfin, à leur tour.
Elle devait avoir dans les vingt ans, la petite amie de Robinson, les jambes bien fermes et tendues et un petit buste entièrement gracieux, une tête menue dessus, bien dessinée, précise, les yeux un peu trop noirs et attentifs peut-être, pour mon goût. Pas rêveuse du tout comme genre. C'était elle qui écrivait les lettres de Robinson, celles que je recevais. Elle me précéda de sa démarche bien précise vers le caveau, pied, cheville bien dessinés et aussi des attaches de bonne jouisseuse qui devait se cambrer bien nettement au bon moment. Des mains brèves, dures, qui tiennent bien, des mains d'ouvrière ambitieuse. Un petit coup sec pour tourner la clef. La chaleur nous dansait autour et tremblait au-dessus de la chaussée. On s'est parlé de ci de ça, et puis une fois réouverte la porte, elle s'est décidée tout de même à me faire visiter le caveau, malgré l'heure du déjeuner. Je commençais à reprendre un peu d'insouciance. Nous enfoncions dans la fraîcheur croissante derrière sa lanterne. C'était bien bon. J'ai eu l'air de trébucher entre deux marches pour me rattraper à son bras, cela nous fit plaisanter et parvenus sur la terre battue en bas, je l'embrassai un petit peu autour du cou. Elle a protesté d'abord, mais pas trop.
Au bout d'un petit moment d'affection, je me suis tortillé autour de son ventre comme un vrai asticot d'amour. Vicieux, on se mouillait et remouillait les lèvres pour la conversation des âmes. Avec une main je lui remontai lentement le long des cuisses cambrées, c'est agréable avec la lanterne par terre parce qu'on peut regarder en même temps, les reliefs qui bougent le long de la jambe. C'est une position recommandable. Ah ! il ne faut rien perdre de ces moments-là ! On louche. On est bien récompensé. Quelle impulsion ! Quelle soudaine bonne humeur ! La conversation a repris sur un ton de nouvelle confiance et de simplicité. On était amis. Derrières d'abord ! Nous venions d'économiser dix ans.
« Vous faites visiter souvent ? » demandai-je tout soufflant et gaffeux. Mais j'enchaînai aussitôt : « C'est bien votre mère n'est-ce pas qui vend des cierges à l'église d'à côté ?… L'abbé Protiste m'a aussi parlé d'elle.
— Je remplace seulement Mme Henrouille pendant le déjeuner… répondit-elle. L'après-midi, je travaille dans les modes… Rue du Théâtre… Êtes-vous passé devant le Théâtre en venant ? »
Elle me rassura encore une fois pour Robinson, il allait tout à fait mieux, même que le spécialiste des yeux pensait qu'il y verrait bientôt assez pour se conduire tout seul dans la rue. Déjà même il avait essayé. Tout cela était d'excellent présage. La mère Henrouille de son côté se déclarait tout à fait contente du caveau. Elle faisait des affaires et des économies. Un seul inconvénient, dans la maison qu'ils habitaient les punaises empêchaient tout le monde de dormir, surtout pendant les nuits d'orage. Alors on brûlait du soufre. Il paraît que Robinson parlait souvent de moi et en bons termes encore. Nous arrivâmes de fil en aiguille à l'histoire et aux circonstances du mariage.
C'est vrai qu'avec tout ça je ne lui avais pas encore demandé son nom. Madelon que c'était son nom. Elle était née pendant la guerre. Leur projet de mariage, après tout, il m'arrangerait bien. Madelon, c'était un nom facile à se souvenir. Pour sûr qu'elle devait savoir ce qu'elle faisait en l'épousant Robinson… En somme lui en dépit des améliorations ça serait toujours un infirme… Et encore elle croyait qu'il avait que les yeux de touchés… Mais il avait les nerfs de malades et le moral, donc et le reste ! J'allais presque le lui dire, la mettre en garde… Les conversations à propos de mariages, moi je n'ai jamais su comment les orienter, ni comment en sortir.
Pour changer d'objet, j'ai pris un grand intérêt subit aux choses de la cave et puisqu'on venait de très loin pour la voir la cave, c'était le moment de m'en occuper.
Avec sa petite lanterne, Madelon et moi, on les a fait alors sortir de l'ombre les cadavres, du mur, un par un. Ça devait leur donner de quoi réfléchir aux touristes ! Collés au mur comme des fusillés ils étaient ces vieux morts… Plus tout à fait en peau ni en os, ni en vêtements qu'ils étaient… Un peu de tout cela ensemble seulement… En très crasseux état et avec des trous partout… Le temps qui était après leur peau depuis des siècles ne les lâchait toujours pas… Il leur déchirait encore des bouts de figure par-ci par-là le temps… Il leur agrandissait tous les trous et leur trouvait même encore des longs filins d'épiderme que la mort avait oubliés après les cartilages. Leur ventre s'était vidé de tout, mais ça leur faisait à présent comme un petit berceau d'ombre à la place du nombril.
Madelon m'a expliqué que dans un cimetière de chaux vive ils avaient attendu plus de cinq cents ans les morts pour en arriver à ce point-là. On n'aurait pas pu dire que c'étaient des cadavres. Le temps des cadavres était bien fini pour eux. Ils étaient arrivés aux confins de la poussière, tout doucement.
Il y en avait dans cette cave des grands et des petits, vingt et six en tout, qui ne demandaient pas mieux que d'entrer dans l'Éternité. On ne les laissait pas encore. Des femmes avec des bonnets perchés en haut des squelettes, un bossu, un géant et même un bébé tout fini lui aussi avec, autour de son minuscule cou sec, une espèce de bavette en dentelle, s'il vous plaît, et un petit bout de layette.
Elle gagnait bien de l'argent la mère Henrouille avec ces raclures de siècles. Quand je pense que je l'avais connue elle presque pareille à ces fantômes… Ainsi on a repassé lentement devant eux tous avec Madelon. Une à une leur espèce de tête est venue se taire dans le cercle cru de la lampe. Ce n'est pas tout à fait de la nuit qu'ils ont au fond des orbites, c'est presque encore du regard mais en plus doux, comme en ont des gens qui savent. Ce qui gênerait c'est plutôt leur odeur de poussière, qui vous retient par le bout du nez.
La mère Henrouille ne perdait pas une visite avec les touristes. Elle les faisait travailler les morts comme dans un cirque. Cent francs par jour qu'ils lui rapportaient en pleine belle saison.
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