Il les méprisait Martrodin, les bicots. « Des salauds quoi ! Il paraît même qu'ils font ça à ma bonne !… c'est des enragés hein ? En voilà des idées, hein ? Docteur ? je vous demande ? »
Le patron Martrodin comprimait de ses doigts courts les petites poches séreuses qu'il avait sous les yeux. « Comment vont les reins ? » que je lui demandai en le voyant faire. Je le soignais pour les reins. « On ne prend plus de sel au moins ?
— Encore de l'albumine Docteur ! J'ai fait faire l'analyse avant-hier au pharmacien… Oh, je m'en fous moi de crever qu'il ajoutait, d'albumine ou d'autre chose, mais ce qui me dégoûte c'est de travailler comme je travaille… à petits bénéfices !… »
La bonne en avait terminé avec sa vaisselle, mais son pansement ayant été si souillé par les graillons qu'il fallut le refaire. Elle m'offrit un billet de cent sous. Je ne voulais pas les accepter ses cent sous, mais elle y tenait absolument de me les donner. Sévérine qu'elle s'appelait.
« Tu t'es fait couper les cheveux Sévérine ? que je remarquai.
— Faut bien ! C'est la mode ! qu'elle a dit. Et puis les cheveux longs avec la cuisine d'ici, ça retient toutes les odeurs…
— Ton cul y sent bien pire ! que dérangé dans ses comptes par notre bavardage l'interrompit Martrodin. Et ça les empêche pourtant pas tes clients…
— Oui, mais c'est pas pareil, que rétorqua la Sévérine, bien vexée. Y a des odeurs pour toutes les parties… Et vous patron voulez-vous que je vous dise un peu quoi que vous sentez ?… Pas seulement une seule partie de vous, mais vous tout entier ? »
Elle était bien mise en colère Sévérine. Martrodin ne voulut pas entendre le reste. Il se remit en grognant dans ses sales comptes.
Sévérine ne pouvait pas arriver à quitter ses chaussons à cause de ses pieds gonflés par le service et à remettre ses chaussures. Elle les a donc gardés pour s'en aller.
« Je dormirai bien avec ! qu'elle a même remarqué tout haut finalement.
— Allons, va fermer la lumière au fond ! lui ordonna Martrodin encore. On voit bien que c'est pas toi qui me la payes l'électricité !
— Je dormirai bien ! » qu'elle gémit Sévérine encore une fois comme elle se relevait.
Martrodin n'en finissait pas dans ses additions. Il avait enlevé son tablier et puis son gilet pour mieux compter. Il peinait. Du fond invisible du débit nous parvenait un cliquetis de soucoupes, le travail de Robinson et de l'autre plongeur. Martrodin traçait des larges chiffres enfantins avec un crayon bleu qu'il écrasait entre ses gros doigts d'assassin. La bonne roupillait devant nous, dégingandée à pleine chaise. De temps en temps, elle reprenait dans son sommeil un peu de conscience.
« Ah ! mes pieds ! Ah ! mes pieds ! » qu'elle faisait alors et puis retombait en somnolence.
Mais Martrodin s'est mis à la réveiller d'un bon coup de gueule.
« Eh ! Sévérine ! Emmène-les donc dehors tes bicots ! J'en ai marre moi !… Foutez-moi tous le camp d'ici, nom de Dieu ! Il est l'heure. »
Eux les Arabes ne semblaient justement pas pressés du tout malgré l'heure. Sévérine s'est réveillée à la fin. « C'est vrai qu'il faut que j'aille ! qu'elle a convenu. Je vous remercie patron ! » Elle les emmena avec elle tous les deux les bicots. Ils s'étaient mis ensemble pour la payer.
« Je les fais tous les deux ce soir, qu'elle m'expliqua en partant. Parce que dimanche prochain je pourrai pas à cause que je vais à Achères voir mon gosse. Vous comprenez samedi prochain c'est le jour de la nourrice. »
Les Arabes se levèrent pour la suivre. Ils n'avaient pas l'air effronté du tout. Sévérine les regardait quand même un peu de travers à cause de la fatigue. « Moi, je suis pas de l'avis du patron, j'aime mieux les bicots moi ! C'est pas brutal comme les Polonais les Arabes, mais c'est vicieux… Y a pas à dire c'est vicieux… Enfin, ils feront bien tout ce qu'ils voudront, je crois pas que ça m'empêchera de dormir ! Allons-y ! qu'elle les a appelés. En avant les gars ! »
Et les voilà donc partis tous les trois, elle un peu en avant d'eux. On les a vus traverser la place refroidie, plantée des débris de la fête, le dernier bec de gaz du bout a éclairé leur groupe brièvement blanchi et puis la nuit les a pris. On entendit encore un peu leurs voix et puis plus rien du tout. Il n'y avait plus rien.
J'ai quitté le bistrot à mon tour sans avoir reparlé à Robinson. Le patron m'a souhaité bien des choses. Un agent de police arpentait le boulevard. Au passage on remuait le silence. Ça faisait sursauter un commerçant par-ci par-là embarbouillé de son calcul agressif comme un chien en train de ronger. Une famille en vadrouille occupait toute la rue en gueulant au coin de la place Jean-Jaurès, elle n'avançait plus du tout la famille, elle hésitait devant une ruelle comme une escadrille de pêche par mauvais vent. Le père allait buter d'un trottoir à l'autre et n'en finissait pas d'uriner.
La nuit était chez elle.
Je me souviens encore d'un autre soir vers cette époque-là, à cause des circonstances. Tout d'abord, un peu après l'heure du dîner, j'ai entendu un grand bruit de poubelles qu'on remuait. Cela arrivait souvent dans mon escalier qu'on chahutait les boîtes à ordures. Et puis, les gémissements d'une femme, des plaintes. J'entrouvris ma porte du palier mais sans bouger.
En sortant spontanément au moment d'un accident on m'aurait peut-être considéré seulement comme voisin et mon secours médical aurait passé pour gratuit. S'ils me voulaient, ils n'avaient qu'à m'appeler dans les règles et alors ça serait vingt francs. La misère poursuit implacablement et minutieusement l'altruisme et les plus gentilles initiatives sont impitoyablement châtiées. J'attendais donc qu'on vienne me sonner, mais on ne vint pas. Économie sans doute.
Toutefois, j'avais presque fini d'attendre quand une petite fille apparut devant ma porte, elle cherchait à lire les noms sur les sonnettes… C'était bien en définitive moi qu'elle venait demander de la part de Mme Henrouille.
« Qui est malade chez eux ? que je la questionnai.
— C'est pour un Monsieur qui s'est blessé chez eux…
— Un Monsieur ? » Je songeai tout de suite à Henrouille lui-même.
« Lui ?… M. Henrouille ?
— Non… C'est pour un ami qui est chez eux…
— Tu le connais, toi ?
— Non. » Elle ne l'avait jamais vu cet ami.
Dehors, il faisait froid, l'enfant trottait, j'allais vite.
« Comment est-ce arrivé ?
– Ça j'en sais rien. »
Nous avons longé un autre petit parc, dernier enclos d'un bois d'autrefois où venaient à la nuit se prendre entre les arbres les longues brumes d'hiver douces et lentes. Petites rues l'une après l'autre. Nous parvînmes en quelques instants devant leur pavillon. L'enfant m'a dit au revoir. Elle avait peur de s'approcher davantage. La bru Henrouille sur le perron à marquise m'attendait. Sa lampe à huile vacillait au vent.
« Par ici, Docteur ! Par ici ! » qu'elle me héla.
Je demandai moi aussitôt : « C'est votre mari qui s'est blessé ?
— Entrez donc ! » fit-elle assez brusquement, sans me laisser même le temps de réfléchir. Et je tombai en plein sur la vieille qui dès le couloir se mit à glapir et à m'assaillir. Une bordée.
« Ah ! les saligauds ! Ah ! les bandits ! Docteur ! Ils ont voulu me tuer ! »
C'est donc que c'était raté.
« Tuer ? fis-je, comme tout surpris. Et pourquoi donc ?
— Parce que je voulais point crever assez vite, dame ! Tout simplement ! Et nom de Dieu ! Bien sûr que non que je veux point mourir !
— Maman ! maman ! l'interrompait la belle-fille. Vous n'avez plus votre bon sens ! Vous racontez au Docteur des horreurs voyons maman !…
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