« Tiens c'est “Jaune d'œuf” que remarque le mari, tout content de le reconnaître et de changer de conversation… Ce sont les filles du blanchisseur de la rue des Gonesses qui l'ont élevé au biberon, “Jaune d'œuf”, ce godon-là !… Vous les connaissez vous les filles du blanchisseur ?
— Oui », que je réponds.
Toujours pendant qu'on marchait, il s'est mis alors à me raconter les façons qu'on avait d'élever les chiens avec du lait sans que ça vous revienne trop cher. Tout de même il cherchait par-derrière ces mots-là toujours son idée à propos de sa femme.
Un débit restait ouvert près de la porte.
« Vous entrez-t'y, Docteur ? Je vous en offre un… »
J'allais pas le vexer. « Entrons ! » que je fais. « Deux crème. » Et j'en profite pour lui reparler de sa femme. Ça le rendait tout sérieux que je lui en parle, mais c'est à le décider que j'arrivais toujours pas. Sur le comptoir triomphait un gros bouquet. À cause de la fête du bistrot Martrodin. « Un cadeau des enfants ! » qu'il nous a annoncé lui-même. Alors, nous avons pris un vermouth avec lui, à l'honneur. Il y avait encore au-dessus du comptoir la Loi sur l'ivresse et un certificat d'études encadré. Du coup en voyant ça le mari voulait absolument que le bistrot se mette à lui réciter les sous-préfectures du Loir-et-Cher parce que lui il les avait apprises et il les savait encore. Après ça, il a prétendu que c'était pas le nom du bistrot qui était sur le certificat mais un autre et alors ils se sont fâchés et il est revenu s'asseoir à côté de moi le mari. Le doute l'avait repris tout entier. Il ne m'a même pas vu partir tellement que ça le tracassait…
Je ne l'ai jamais revu le mari. Jamais. Moi j'étais bien déçu par tout ce qui était arrivé ce dimanche-là et bien fatigué en plus.
Dans la rue, j'avais à peine fait cent mètres que j'aperçois Robinson qui s'en venait de mon côté, chargé de toutes espèces de planches, des petites et des grandes. Malgré la nuit, je l'ai bien reconnu. Bien gêné de me rencontrer il se défilait, mais je l'arrête.
« T'as donc pas été te coucher ? que je lui fis.
— Doucement !… qu'il me répond… Je reviens des constructions !…
— Qu'est-ce que tu vas faire avec tout ce bois-là ? Des constructions aussi ?… Un cercueil ?… Tu l'as volé au moins ?…
— Non, un clapier pour les lapins…
— T'élèves des lapins à présent ?
— Non, c'est pour les Henrouille…
— Les Henrouille ? Ils ont des lapins ?
— Oui, trois, qu'ils vont mettre dans la petite cour, tu sais, là où qu'habite leur vieille…
— Alors tu fais des cages à lapins à cette heure-ci ? C'est une drôle d'heure…
— C'est l'idée de sa femme…
— C'est une drôle d'idée !… Qu'est-ce qu'elle veut faire avec des lapins [26] Des lapins : les formes — les calottes des chapeaux — étaient faites avec le feutre.
? Les revendre ? Des chapeaux de forme ?…
– Ça tu sais, tu lui demanderas quand tu la verras, moi pourvu qu'elle me donne les cent francs… »
Tout de même, cette affaire de clapier me paraissait bien drôle, comme ça, dans la nuit. J'insistai.
Alors il détourna la conversation.
« Mais comment es-tu venu chez eux ? demandai-je à nouveau. Tu ne les connaissais pas les Henrouille ?
— C'est la vieille qui m'a amené chez eux que je te dis, le jour où je l'ai rencontrée chez toi à la consultation… Elle est bavarde, cette vieille-là quand elle s'y met… T'as pas idée… On n'en sort pas… Alors elle est devenue comme copine avec moi et puis eux aussi… Y a des gens que j'intéresse tu sais !…
— Tu ne m'en avais jamais rien raconté de tout ça à moi… Mais puisque tu vas chez eux, tu dois savoir s'ils vont arriver à la faire interner leur vieille ?
— Non, ils n'ont pas pu à ce qu'ils m'ont dit… »
Toute cette conversation lui était bien déplaisante, je le sentais, il ne savait pas comment m'éliminer. Mais plus il fuyait, plus je tenais à en savoir…
« La vie est dure quand même, tu trouves pas ? Il faut en faire des trucs hein ? » qu'il répétait vaguement. Mais moi je le ramenais au sujet. J'étais décidé à ne pas le laisser se dérober…
« On dit qu'ils ont plus d'argent qu'ils en ont l'air les Henrouille ? Qu'est-ce que tu en dis, toi maintenant qui vas chez eux ?
— Oui, c'est bien possible qu'ils en aient, mais dans tous les cas, ils voudraient bien se débarrasser de la vieille ! »
À dissimuler, il n'avait jamais été fort Robinson.
« C'est à cause de la vie, tu sais, qui est de plus en plus chère, qu'ils voudraient bien s'en débarrasser. Ils m'ont dit comme ça que tu voulais pas la trouver folle, toi ?… C'est-y vrai ? »
Et sans insister après cette question, il me demanda vivement de quel côté je me dirigeais.
« Tu reviens d'une visite, toi ? »
Je lui racontai un peu mon aventure avec le mari que je venais de perdre en route. Ça le fit bien rigoler, seulement aussi en même temps ça le fit tousser.
Il se recroquevillait tellement dans le noir pour tousser sur lui-même que je ne le voyais presque plus, si près de moi, ses mains seulement je voyais encore un peu, qui se rejoignaient doucement comme une grosse fleur blême devant sa bouche, dans la nuit, à trembler. Il n'en finissait pas. « C'est les courants d'air ! » qu'il fit enfin à bout de toux, comme nous arrivions devant chez lui.
« Ça oui, il y en a chez moi des courants d'air ! et puis il y a des puces aussi ! T'en a-t-il aussi des puces chez toi ?… »
J'en avais. « Forcément, que je lui ai répondu, j'en rapporte de chez les malades.
— Tu trouves pas que ça sent la pisse les malades ? qu'il m'a demandé alors.
— Oui, et la sueur aussi…
— Tout de même, fit-il lentement après avoir bien réfléchi, j'aurais bien aimé moi à être infirmier.
— Pourquoi ?
— Parce que, tu vois, les hommes quand ils sont bien portants, y a pas à dire, ils vous font peur… Surtout depuis la guerre… Moi je sais à quoi ils pensent… Ils s'en rendent pas toujours compte eux-mêmes… Mais moi, je sais à quoi ils pensent… Quand ils sont debout, ils pensent à vous tuer… Tandis que quand ils sont malades, y a pas à dire ils sont moins à craindre… Faut t'attendre à tout, que je te dis, tant qu'ils tiennent debout. C'est pas vrai ?
— C'est bien vrai ! que je fus forcé de dire.
— Et alors toi, c'est-y pas pour ça aussi que tu t'es fait médecin ? » qu'il m'a demandé encore.
En cherchant, je me rendis compte qu'il avait peut-être raison Robinson. Mais il se remit tout de suite à tousser par quintes.
« Tu as les pieds mouillés, t'iras chercher une pleurésie en tirant des bordées dans la nuit… Rentre donc chez toi, lui conseillai-je. Va te coucher… »
De tousser ainsi coup sur coup, ça l'énervait.
« La vieille mère Henrouille, tiens en voilà une qui va attraper une sacrée grippe ! qu'il me tousse en rigolant dans l'oreille.
— Comment ça ?
— Tu vas voir !… qu'il me fait.
— Qu'est-ce qu'ils ont inventé ?
— J' peux pas t'en dire plus long… Tu verras…
— Raconte-moi donc ça, Robinson, voyons dégueulasse, tu sais bien que je répète jamais rien, moi… »
À présent, soudain, l'envie le prenait de tout me raconter, pour me prouver peut-être en même temps qu'il fallait pas le prendre pour aussi résigné et dégonflé qu'il en avait l'air.
« Vas-y donc ! le stimulai-je encore tout bas. Tu sais bien que moi je ne parle jamais… »
C'était l'excuse qu'il lui fallait pour se confesser.
« Pour ça c'est bien vrai, tu te tais bien », qu'il admit. Et le voilà alors parti et qui se met à table sérieusement, en veux-tu, en voilà…
Читать дальше