La mienne à moi, j'étais justement en train de bien la fignoler avec des factures que je n'arrivais pas à payer, des petites pourtant, mon loyer impossible, mon pardessus beaucoup trop mince pour la saison, et le fruitier qui rigolait en coin à me voir compter mes sous, à hésiter devant son brie, à rougir au moment où le raisin commence à coûter cher. Et puis aussi à cause des malades qui n'étaient jamais contents. Le coup du décès de Bébert ne m'avait pas fait du bien non plus dans les environs. Cependant la tante ne m'en voulait pas. On pouvait pas dire qu'elle ait été méchante la tante dans la circonstance, non. C'est plutôt du côté des Henrouille, dans leur pavillon, que je me suis mis à récolter subitement des tas d'ennuis et à concevoir des craintes.
Un jour, la vieille mère Henrouille, comme ça, elle a quitté son pavillon, son fils, sa bru, et elle s'est décidée d'elle-même à venir me rendre une visite. C'était pas bête. Et puis alors elle est revenue souvent pour me demander si je croyais vraiment moi qu'elle était folle. Ça lui faisait comme une distraction à cette vieille de venir exprès pour me questionner là-dessus. Elle m'attendait dans la pièce qui me servait de salle d'attente. Trois chaises et un guéridon à trois pieds.
Et quand je suis rentré ce soir-là, je l'ai trouvée dans la salle d'attente en train de consoler la tante à Bébert en lui racontant tout ce qu'elle avait perdu elle, vieille Henrouille, en fait de parents sur la route, avant de parvenir à son âge, des nièces à la douzaine, des oncles par-ci, par-là, un père bien loin là-bas, au milieu de l'autre siècle et des tantes encore, et puis ses propres filles disparues celles-là un peu partout, qu'elle ne savait même plus très bien ni où, ni comment, devenues si vagues, si incertaines ses propres filles qu'elle était comme obligée de les imaginer à présent et avec bien de la peine encore dès qu'elle voulait en parler aux autres. Ce n'était même plus tout à fait des souvenirs ses propres enfants. Elle traînait tout un peuple de trépas anciens et menus autour de ses vieux flancs, des ombres muettes depuis longtemps, des chagrins imperceptibles qu'elle essayait de faire remuer encore un peu quand même, avec bien du mal, pour la consolation, quand j'arrivai, de la tante à Bébert.
Et puis Robinson est venu me voir à son tour. On leur a fait faire connaissance à tous. Des amis.
C'est même de ce jour-là, je m'en suis souvenu depuis, qu'il a pris l'habitude de la rencontrer dans ma salle d'attente, la vieille mère Henrouille, Robinson. Ils se parlaient. C'est le lendemain qu'on enterrait Bébert. « Irez-vous ? qu'elle demandait, la tante, à tous ceux qu'elle rencontrait, je serais bien contente que vous y alliez…
— Bien sûr que j'irai, qu'a répondu la vieille. Ça fait plaisir dans ces moments-là d'avoir du monde autour de soi. » On ne pouvait plus la retenir dans son taudis. Elle était devenue sorteuse.
« Ah ! bien alors tant mieux si vous venez ! que la remerciait la tante. Et vous, Monsieur, vous y viendrez-t-y aussi ? demandait-elle à Robinson.
— Moi, j'ai peur des enterrements, Madame, faut pas m'en vouloir », qu'il a répondu lui pour se défiler.
Et puis chacun d'eux a encore parlé un bon coup rien que pour son compte, presque violemment, même la très vieille Henrouille, qui s'est mêlée à la conversation. Beaucoup trop haut qu'ils parlaient tous, comme chez les fous.
Alors je suis venu chercher la vieille pour l'emmener dans la pièce à côté où je consultais.
J'avais pas grand-chose à lui dire. C'est elle plutôt qui me demandait des choses. Je lui ai promis de pas insister pour le certificat. On est revenus dans la pièce s'asseoir avec Robinson et la tante et on a discuté encore tous pendant une vraie heure sur le cas malheureux de Bébert. Tout le monde était du même avis décidément dans le quartier, que je m'étais donné bien du mal pour sauver le petit Bébert, que c'était une fatalité seulement, que je m'étais bien conduit en somme, et ça c'était presque une surprise pour tout le monde. La mère Henrouille quand on lui eut dit l'âge de l'enfant, sept ans, elle a paru s'en sentir mieux et comme toute rassurée. La mort d'un enfant si jeune lui apparaissait comme un véritable accident seulement, pas comme une mort normale et qui puisse la faire réfléchir, elle.
Robinson se mit à nous raconter une fois de plus que les acides lui brûlaient l'estomac et les poumons, l'étouffaient et le faisaient cracher tout noir. Mais la mère Henrouille elle, ne crachait pas, ne travaillait pas dans les acides, ce que Robinson racontait à ce sujet-là ne pouvait donc pas l'intéresser. Elle était venue seulement pour se faire bien son opinion à mon sujet. Elle me dévisageait de coin pendant que je parlais, avec ses petites prunelles agiles et bleuettes et Robinson n'en perdait pas une miette de toute cette inquiétude latente entre nous. Il faisait sombre dans ma salle d'attente, la grande maison de l'autre côté de la rue pâlissait largement avant de céder à la nuit. Après cela, il n'y eut plus que nos voix à nous, entre nous, et tout ce qu'elles ont toujours l'air d'être tout près de dire les voix et ne disent jamais.
Une fois seul avec lui, j'ai essayé de lui faire comprendre que je n'avais plus du tout envie de le revoir Robinson, mais il est revenu quand même vers la fin du mois et puis alors presque chaque soir. C'est vrai qu'il n'allait pas bien du tout de la poitrine.
« M. Robinson est encore venu vous demander… me rappelait ma. concierge qui s'intéressait à lui. Il n'en sortira pas hein ?… qu'elle ajoutait. Il toussait encore quand il est venu… » Elle savait bien que ça m'agaçait qu'elle m'en parle.
C'est vrai qu'il toussait. « Y a pas moyen, qu'il prédisait lui-même, j'en finirai jamais…
— Attends l'été prochain encore ! Un peu de patience ! Tu verras… Ça finira tout seul… »
Enfin ce qu'on dit dans ces cas-là. Je pouvais pas le guérir moi, tant qu'il travaillerait dans les acides… J'essayais de le remonter quand même.
« Tout seul, que je guérirai ? qu'il répondait. Tu y vas bien toi !… On dirait que c'est facile à respirer comme moi je respire… Je voudrais t'y voir toi avec un truc comme le mien dans la caisse… On se dégonfle avec un truc comme j'en ai un dans la caisse… Et puis voilà que je te dis moi…
— T'es déprimé, tu passes par un mauvais moment, mais quand tu iras mieux… Même un peu mieux, tu verras…
— Un peu mieux ? Au trou que j'irai un peu mieux ! J'aurais surtout mieux fait d'y rester moi à la guerre en fait de vrai mieux ! Toi ça te va d'être revenu… T'as rien à dire ! »
Les hommes y tiennent à leurs sales souvenirs, à tous leurs malheurs et on ne peut pas les en faire sortir. Ça leur occupe l'âme. Ils se vengent de l'injustice de leur présent en besognant l'avenir au fond d'eux-mêmes avec de la merde. Justes et lâches qu'ils sont tout au fond. C'est leur nature.
Je ne lui répondais plus rien. Alors il m'en voulait.
« Tu vois bien que toi aussi t'es du même avis ! »
Pour être tranquille, j'allai lui chercher une petite potion contre la toux. C'est que ses voisins se plaignaient de ce qu'il n'arrêtait pas de tousser et qu'ils ne pouvaient pas dormir. Pendant que je lui remplissais la bouteille, il se demandait encore où il avait bien pu l'attraper cette toux incoercible. Il demandait aussi en même temps que je lui fasse des piqûres : avec des sels d'or.
« Si j'en crève des piqûres, tu sais j'y perdrai rien ! »
Mais je me refusais, bien entendu, à entreprendre une thérapeutique héroïque quelconque. Je voulais avant tout qu'il s'en aille.
J'en avais perdu moi-même tout entrain rien qu'à le revoir traîner par ici. Toutes les peines du monde j'éprouvais déjà à ne pas me laisser aller au courant de ma propre débine, à ne pas céder à l'envie de fermer ma porte une fois pour toutes et vingt fois par jour je me répétais : « À quoi bon ? » Alors encore l'écouter jérémiader au surplus, c'était vraiment trop.
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