Le véritable savant met vingt bonnes années en moyenne à effectuer la grande découverte, celle qui consiste à se convaincre que le délire des uns ne fait pas du tout le bonheur des autres et que chacun ici-bas se trouve indisposé par la marotte du voisin.
Le délire scientifique plus raisonné et plus froid que les autres est en même temps le moins tolérable d'entre tous. Mais quand on a conquis quelques facilités pour subsister même assez chichement dans un certain endroit, à l'aide de certaines grimaces, il faut bien persévérer ou se résigner à crever comme un cobaye. Les habitudes s'attrapent plus vite que le courage et surtout l'habitude de bouffer.
Je cherchais donc mon Parapine à travers l'Institut, puisque j'étais venu tout exprès de Rancy pour le trouver. Il s'agissait donc de persévérer dans ma recherche. Ça n'allait pas tout seul. Je m'y repris en plusieurs fois, hésitant longuement entre tant de couloirs et de portes.
Il ne déjeunait pas du tout ce vieux garçon et ne dînait guère que deux ou trois fois par semaine au plus, mais là alors énormément, selon la frénésie des étudiants russes dont il conservait tous les usages fantasques.
On lui accordait à ce Parapine, dans son milieu spécialisé, la plus haute compétence. Tout ce qui concernait les maladies typhoïdes lui était familier, soit animales, soit humaines. Sa notoriété datait de vingt ans déjà, de l'époque où certains auteurs allemands prétendirent un beau jour avoir isolé des vibrions eberthiens [21] Eberthiens : le bacille d’Eberth, germe de la typhoïde, fut découvert en 188 ! par Karl Eherth.
vivants dans l'excrétat vaginal d'une petite fille de dix-huit mois. Ce fut un beau tapage dans le domaine de la vérité. Heureux, Parapine riposta dans le moindre délai au nom de l'Institut national et surpassa d'emblée ce fanfaron teuton en cultivant lui, Parapine, le même germe mais à l'état pur et dans le sperme d'un invalide de soixante et douze ans. Célèbre d'emblée, il ne lui restait plus jusqu'à sa mort, qu'à noircir régulièrement quelques colonnes illisibles dans divers périodiques spécialisés pour se maintenir en vedette. Ce qu'il fit sans mal d'ailleurs depuis ce jour d'audace et de chance.
Le public scientifique sérieux lui faisait à présent crédit et confiance. Cela dispensait le public sérieux de le lire.
S'il se mettait à critiquer ce public, il n'y aurait plus de progrès possible. On resterait un an sur chaque page.
Quand j'arrivai devant la porte de sa cellule, Serge Parapine était en train de cracher aux quatre coins du laboratoire d'une salive incessante, avec une grimace si dégoûtée qu'il vous en faisait réfléchir. Il se rasait de temps à autre Parapine, mais il conservait cependant aux méplats des joues toujours assez de poils pour avoir l'air d'un évadé. Il grelottait constamment ou du moins il en avait l'air, bien que ne quittant jamais son pardessus, grand choix de taches et surtout de pellicules qu'il essaimait ensuite à menus coups d'ongles alentour, tout en ramenant sa mèche, oscillante toujours, sur son nez vert et rose.
Pendant mon stage dans les écoles pratiques de la Faculté, Parapine m'avait donné quelques leçons de microscope et témoigné en diverses occasions de quelque réelle bienveillance. J'espérais qu'il ne m'avait depuis ces temps déjà lointains pas tout à fait oublié et qu'il serait à même de me donner peut-être un avis thérapeutique de tout premier ordre pour le cas de Bébert qui m'obsédait en vérité.
Décidément, je me découvrais beaucoup plus de goût à empêcher Bébert de mourir qu'un adulte. On n'est jamais très mécontent qu'un adulte s'en aille, ça fait toujours une vache de moins sur la terre, qu'on se dit, tandis que pour un enfant, c'est tout de même moins sûr. Il y a l'avenir.
Parapine mis au courant de mes difficultés ne demanda pas mieux que de m'aider et d'orienter ma thérapeutique périlleuse, seulement il avait appris lui, en vingt années, tellement de choses et des si diverses et de si souvent contradictoires sur le compte de la typhoïde qu'il lui était devenu bien pénible à présent, et comme qui dirait impossible, de formuler au sujet de cette affection si banale et des choses de son traitement le moindre avis net ou catégorique.
« D'abord, y croyez-vous, cher confrère, vous, aux sérums ? qu'il commença par me demander. Hein ? qu'en dites-vous ?… Et les vaccins donc ?… En somme quelle est votre impression ?… D'excellents esprits ne veulent plus à présent en entendre parler des vaccins… C'est audacieux, confrère, certes… Je le trouve aussi… Mais enfin ? Hein ? Quand même ? Ne trouvez-vous pas qu'il y a du vrai dans ce négativisme ?… Qu'en pensez-vous ? »
Les phrases procédaient dans sa bouche par bonds terribles parmi des avalanches d'« R » énormes.
Pendant qu'il se débattait tel un lion parmi d'autres furieuses et désespérées hypothèses, Jaunisset, qui vivait encore à cette époque, l'illustre grand secrétaire, vint à passer juste sous nos fenêtres précis et sourcilleux.
À sa vue, Parapine pâlit encore si possible davantage et changea nerveusement de conversation, hâtif de me témoigner tout de suite tout le dégoût que provoquait en lui la seule vue quotidienne de ce Jaunisset par ailleurs universellement glorifié. Il me le qualifia ce Jaunisset fameux en l'espace d'un instant, de faussaire, de maniaque de l'espèce la plus redoutable et le chargea encore de plus de crimes monstrueux et inédits et secrets qu'il n'en fallait pour peupler un bagne entier pendant un siècle.
Et je ne pouvais plus l'empêcher de me donner, Parapine, cent et mille haineux détails sur le métier bouffon de chercheur auquel il était bien obligé pour avoir à bouffer de s'astreindre, haine plus précise, plus scientifique vraiment, que celles qui émanent des autres hommes placés dans des conditions similaires dans les bureaux ou magasins.
Il tenait ces propos à très haute voix et je m'étonnais de sa franchise. Son garçon de laboratoire nous écoutait. Il avait terminé lui aussi sa petite cuisine et s'agitait encore pour la forme entre les étuves et les éprouvettes, mais il avait tellement pris l'habitude le garçon, d'entendre Parapine dans le cours de ses malédictions, pour ainsi dire quotidiennes, qu'il tenait à présent ces propos si exorbitants fussent-ils, pour absolument académiques et insignifiants. Certaines petites expériences personnelles qu'il poursuivait avec beaucoup de gravité, le garçon, dans une des étuves du laboratoire lui semblaient, à l'encontre de ce que racontait Parapine, prodigieuses et délicieusement instructives. Les fureurs de Parapine ne parvenaient point à l'en distraire. Avant de s'en aller, il refermait la porte de l'étuve sur ses microbes personnels, comme sur un tabernacle, tendrement, scrupuleusement.
« Vous avez vu mon garçon, confrère ? Vous l'avez vu mon vieux crétin de garçon ? que fit Parapine à son propos, dès qu'il fut sorti. Eh bien voici trente ans bientôt, qu'à balayer mes ordures il entend autour de lui ne parler que de science et fort copieusement et sincèrement ma foi… cependant, loin d'en être dégoûté, c'est lui et lui seul à présent qui a fini par y croire ici même ! À force de tripoter mes cultures il les trouve merveilleuses ! Il s'en pourlèche… La moindre de mes singeries l'enivre ! N'en va-t-il pas d'ailleurs de même dans toutes les religions ? N'y a-t-il point belle lurette que le prêtre pense à tout autre chose qu'au Bon Dieu que son bedeau y croit encore… Et dur comme fer ? C'est à vomir en vérité !… Mon abruti ne pousse-t-il point le ridicule jusqu'à copier le grand Bioduret Joseph dans son costume et sa barbiche ! L'avez-vous noté ?… Entre nous, à ce propos, le grand Bioduret ne différait tellement de mon garçon que par sa réputation mondiale et l'intensité de ses lubies… Avec sa manie de rincer parfaitement les bouteilles et de surveiller d'incroyablement près l'éclosion des mites, il m'a toujours semblé monstrueusement vulgaire à moi cet immense génie expérimental… Otez un peu au grand Bioduret sa prodigieuse mesquinerie ménagère et dites-moi donc un peu ce qu'il en reste d'admirable ? Je vous le demande ? Une figure hostile de concierge chicaneur et malveillant. C'est tout. Au surplus, il l'a bien prouvé à l'Académie son caractère de cochon pendant les vingt années qu'il y passa, détesté par presque tous, il s'y est engueulé à peu près avec tout le monde, et pas qu'un peu… C'était un mégalomane ingénieux… Et voilà tout. »
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