Son cœur battait au rythme d'un petit chat, sec et follement. Et puis, il en eut assez l'enfant de mes doigts tripoteurs et de mes manœuvres et se mit à hurler comme on peut le faire à cet âge, inconcevablement. C'en était trop. Depuis le retour de Robinson, je me trouvais devenu bien étrange dans ma tête et mon corps et les cris de ce petit innocent me firent une impression abominable. Quels cris, mon Dieu ! Quels cris ! Je n'en pouvais plus.
Une autre idée aussi sans doute dut déterminer ma sotte conduite. Excédé, je ne sus me retenir de leur faire part tout haut de ce que j'éprouvais en fait de rancœur et de dégoût depuis trop longtemps, tout bas.
« Eh ! répondis-je, à ce petit hurleur, ne te presse donc pas, petit crétin, tu en auras toujours du temps pour gueuler ! Il en restera, ne crains rien, petit âne ! Ménage-toi ! Il en restera bien du malheur assez pour te faire fondre les yeux et la tête aussi et le reste encore si tu ne fais pas attention !
— Qu'est-ce que vous dites Docteur ? » sursauta la grand-mère. Je répétai simplement : « Il en restera encore !
— Quoi ? Que reste-t-il ? questionnait-elle, horrifiée…
— Faut comprendre ! que je lui réponds. Faut comprendre ! On vous explique bien trop de choses ! Voilà le malheur ! Cherchez donc à comprendre ! Faites un effort ! »
« Il en reste de quoi ?… Que dit-il ? » Et ils s'interrogeaient du coup, tous les trois, et la fille « aux responsabilités » faisait un drôle d'œil, et elle se mit à pousser elle aussi de fameux longs cris. Elle venait de trouver une sacrée bonne occasion de crise. Elle ne la raterait pas. C'était la guerre ! Et je te frappe des pieds ! Et des suffocations ! et des strabismes affreux ! J'étais bien ! Fallait voir ça ! « Il est fou, maman ! qu'elle s'étranglait à rugir. Le Docteur est devenu fou ! Enlève-lui mon petit, maman ! » Elle sauvait son enfant.
Je ne saurai jamais pourquoi, mais elle s'est mise, tellement elle était excitée, à prendre l'accent basque. « Il dit des choses effrayantes ! Maman !… C'est un démeng !… »
On m'arracha le petit des mains tout comme si on l'avait arraché aux flammes. Le grand-père si timide tout à l'heure décrochait à présent son gros thermomètre en acajou du mur, un énorme, comme une massue… Et m'accompagnait à distance, vers la porte, dont il relança le battant sur moi, violemment, d'un grand coup de pied.
Bien entendu, on en profita pour ne pas me payer ma visite…
Quand je me suis retrouvé dans la rue, je n'étais pas très fier de ce qui venait de m'arriver. Pas tant du point de vue de ma réputation qui ne pouvait être plus mauvaise dans le quartier qu'on me l'avait déjà faite et sans que j'aie eu pour cela besoin de m'en mêler, mais toujours à propos de Robinson dont j'avais espéré me délivrer par un état de franchise, trouver dans le scandale volontaire la résolution de ne plus le recevoir celui-là, en me faisant une espèce de scène brutale à moi-même.
Ainsi, avais-je calculé : Je verrais bien à titre expérimental tout le scandale qu'on peut arriver à se faire en une seule fois ! Seulement on n'en finit jamais dans le scandale et l'émotion, on ne sait jamais jusqu'où on sera forcé d'aller avec la franchise… Ce que les hommes vous cachent encore… Ce qu'ils vous montreront encore… Si on vit assez longtemps… Si on avance assez loin dans leurs balivernes… C'était à recommencer entièrement.
J'avais hâte d'aller me cacher, moi aussi, pour le moment. J'ai d'abord pris pour rentrer par l'impasse Gibet et puis par la rue des Valentines. C'est un bon bout de chemin. On a le temps de changer d'avis. J'allai vers les lumières. Place Transitoire, j'ai rencontré Péridon l'allumeur. Nous avons échangé quelques propos anodins. « Vous allez au cinéma Docteur ? » qu'il m'a demandé. Il m'en donna l'idée. Je la trouvai bonne.
Par l'autobus on est plus vite rendu que par le métro. Après ce honteux intermède je serais bien parti de Rancy pour de bon et pour toujours, si j'avais pu.
À mesure qu'on reste dans un endroit, les choses et les gens se débraillent, pourrissent et se mettent à puer tout exprès pour vous.
Malgré tout, j'ai bien fait de rentrer à Rancy dès le lendemain, à cause de Bébert qui est tombé malade juste à ce moment. Le confrère Frolichon venait de partir en vacances, la tante a hésité et puis elle m'a demandé de le soigner quand même son neveu, sans doute parce que j'étais le moins cher parmi les autres médecins qu'elle connaissait.
C'est survenu après Pâques. Il commençait à faire bon. Les premiers vents du sud passaient sur Rancy, ceux aussi qui rabattent toutes les suies des usines sur les croisées des fenêtres.
Elle a duré des semaines la maladie de Bébert. J'y allais deux fois par jour pour le voir. Les gens du quartier m'attendaient devant la loge, sans en avoir l'air et sur le pas de leurs maisons, les voisins aussi. C'était comme une distraction pour eux. On venait pour savoir de loin, si ça allait plus mal ou mieux. Le soleil qui passe à travers trop de choses ne laisse jamais à la rue qu'une lumière d'automne avec des regrets et des nuages.
Des conseils, j'en ai reçu beaucoup à propos de Bébert. Tout le quartier, en vérité, s'intéressait à son cas. On parlait pour et puis contre mon intelligence. Quand j'entrais dans la loge, il s'établissait un silence critique et assez hostile, écrasant de sottise surtout. Elle était toujours remplie par des commères amies la loge, les intimes, et elle sentait donc fort le jupon et l'urine de lapin. Chacun tenait à son médecin préféré, toujours plus subtil, plus savant. Je ne présentais qu'un seul avantage moi, en somme, mais alors celui qui vous est difficilement pardonné, celui d'être presque gratuit, ça fait tort au malade et à sa famille un médecin gratuit, si pauvre soit-elle.
Bébert ne délirait pas encore, il n'avait seulement plus du tout envie de bouger. Il se mit à perdre du poids chaque jour. Un peu de chair jaunie et mobile lui tenait encore au corps en tremblotant de haut en bas à chaque fois que son cœur battait. On aurait dit qu'il était partout son cœur sous sa peau tellement qu'il était devenu mince Bébert en plus d'un mois de maladie. Il m'adressait des sourires raisonnables quand je venais le voir. Il dépassa ainsi très aimablement les 39 et puis les 40 et demeura là pendant des jours et puis des semaines, pensif.
La tante à Bébert avait fini par se taire et nous laisser tranquilles. Elle avait tout dit ce qu'elle savait, alors elle allait pleurnicher, déconcertée, dans les coins de sa loge, l'un après l'autre. Du chagrin enfin lui était venu tout au bout des mots, elle n'avait pas l'air de savoir qu'en faire du chagrin, elle essayait de se le moucher, mais il lui revenait son chagrin dans la gorge et des larmes avec, et elle recommençait. Elle s'en mettait partout et comme ça elle arrivait à être encore un peu plus sale que d'habitude et elle s'en étonnait : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » qu'elle faisait. Et puis c'était tout. Elle était arrivée au bout d'elle-même à force de pleurer et les bras lui retombaient et elle en restait bien ahurie devant moi.
Elle revenait quand même encore un bon coup en arrière dans son chagrin et puis elle se redécidait à repartir en sanglotant. Ainsi, pendant des semaines que ça a duré ces allées et venues dans sa peine. Il fallait pressentir que cette maladie tournerait mal. Une espèce de typhoïde maligne c'était, contre laquelle tout ce que je tentais venait buter, les bains, le sérum… le régime sec… les vaccins… Rien n'y faisait. J'avais beau me démener, tout était vain. Bébert passait, irrésistiblement emmené, souriant. Il se tenait tout en haut de sa fièvre comme en équilibre, moi en bas à cafouiller. Bien entendu, on conseilla un peu partout et impérieusement encore à la tante de me liquider sans ambages et de faire appeler en vitesse un autre médecin, plus expérimenté, plus sérieux.
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