« Tu n'as pas de courage, Robinson ! finissais-je par lui dire… Tu devrais te marier, ça te donnerait peut-être du goût pour la vie… » S'il avait pris une femme, il m'aurait débarrassé un peu. Là-dessus il s'en allait tout vexé. Il n'aimait pas mes conseils, surtout ceux-là. Il ne me répondait même pas sur cette question du mariage. C'était, c'est vrai aussi, un conseil bien niais que je lui donnais là.
Un dimanche où je n'étais pas de service nous sortîmes ensemble. Au coin du boulevard Magnanime, on est allés prendre à la terrasse un petit cassis et un diabolo. On ne se parlait pas beaucoup, on n'avait plus grand-chose à se dire. D'abord, à quoi ça sert les mots quand on est fixé ? À s'engueuler et puis c'est tout. Il ne passe pas beaucoup d'autobus le dimanche. De la terrasse c'est presque un plaisir de voir le boulevard tout net, tout reposé lui aussi, devant soi. On avait le gramophone du bistrot derrière.
« T'entends ? qu'il me fait Robinson. Il joue des airs d'Amérique, son phono ; je les reconnais ces airs-là moi, c'est les mêmes qu'on jouait à Detroit chez Molly… »
Pendant deux ans qu'il avait passés là-bas, il n'était pas entré bien avant dans la vie des Américains ; seulement, il avait été comme touché quand même par leur espèce de musique, où ils essayent de quitter eux aussi leur lourde accoutumance et la peine écrasante de faire tous les jours la même chose et avec laquelle ils se dandinent avec la vie qui n'a pas de sens, un peu, pendant que ça joue. Des ours, ici, là-bas.
Il n'en finissait pas son cassis à réfléchir à tout ça. Un peu de poussière s'élevait de partout. Autour des platanes vadrouillent les petits enfants barbouillés et ventrus, attirés, eux aussi, par le disque. Personne ne lui résiste au fond à la musique. On n'a rien à faire avec son cœur, on le donne volontiers. Faut entendre au fond de toutes les musiques l'air sans notes, fait pour nous, l'air de la Mort.
Quelques boutiques ouvrent encore le dimanche par entêtement : la marchande de pantoufles sort de chez elle et promène, en bavardant, d'une devanture voisine à l'autre, ses kilos de varices après les jambes.
Au kiosque, les journaux du matin pendent avachis et jaunes un peu déjà, formidable artichaut de nouvelles en train de rancir. Un chien, dessus, fait pipi, vite, la gérante somnole.
Un autobus à vide fonce vers son dépôt. Les idées aussi finissent par avoir leur dimanche ; on est plus ahuri encore que d'habitude. On est là, vide. On en baverait. On est content. On a rien à causer, parce qu'au fond il ne vous arrive plus rien, on est trop pauvre, on a peut-être dégoûté l'existence ? Ça serait régulier.
« Tu vois pas un truc, toi, que je pourrais faire, pour sortir de mon métier qui me crève ? »
Il émergeait de sa réflexion.
« J' voudrais en sortir de mon business, comprends-tu ? J'en ai assez moi de me crever comme un mulet… J' veux aller me promener moi aussi… Tu connais pas des gens qu'auraient besoin d'un chauffeur, par hasard ?… T'en connais pourtant du monde, toi ? »
C'était des idées du dimanche, des idées de gentleman qui le prenaient. Je n'osais pas le dissuader, lui insinuer qu'avec une tête d'assassin besogneux comme la sienne, personne ne lui confierait jamais son automobile, qu'il conserverait toujours un trop drôle d'air, avec ou sans livrée.
« T'es pas encourageant en somme, qu'il a conclu alors. J'en sortirai donc jamais à ton avis ?… C'est donc plus la peine même que j'essaye ?… En Amérique j'allais pas assez vite, que tu disais… En Afrique, c'est la chaleur qui me crevait… Ici, je suis pas assez intelligent… Enfin partout il y a quelque chose que j'ai en plus ou en moins… Mais tout ça je m'en rends compte, c'est du “bourre-mou” ! Ah ! si j'avais du pognon !… Tout le monde me trouverait bien gentil ici… là-bas… Et partout… En Amérique même… C'est-y pas vrai ce que je dis là ? Et toi-même ?… Il nous manque qu'une petite maison de rapport avec six locataires qui payent bien…
— C'est effectivement vrai », répondis-je.
Il n'en revenait pas d'être arrivé tout seul à cette conclusion majeure. Alors il me regarda drôlement, comme s'il me découvrait soudain un aspect inouï de dégueulasse.
« Toi, quand j'y pense, t'as le bon bout. Tu vends tes bobards aux crevards et pour le reste, tu t'en fous… T'es pas contrôlé, rien… T'arrives et tu pars quand tu veux, t'as la liberté en somme… T'as l'air gentil mais t'es une belle vache tout dans le fond !…
— Tu es injuste Robinson !
— Dis donc alors, trouve-moi donc quelque chose ! »
Il y tenait ferme à son projet de laisser son métier dans les acides à d'autres…
Nous repartîmes par les petites rues latérales. Vers le soir on croirait encore que c'est un village, Rancy. Les portes maraîchères s'entrouvrent. La grande cour est vide. La niche du chien aussi. Un soir, comme celui-ci, il y a longtemps déjà, les paysans sont partis de chez eux, chassés par la ville qui sortait de Paris. Il ne reste plus qu'un ou deux débits de ces temps-là, invendables et moisis et repris déjà par les glycines lasses qui retombent au versant des petits murs cramoisis d'affiches. La herse pendue entre deux gargouilles n'en peut plus de rouiller. C'est un passé auquel on ne touche plus. Il s'en va tout seul. Les locataires d'à présent sont bien trop fatigués le soir pour toucher à rien d'abord devant chez eux quand ils rentrent. Ils vont s'entasser simplement par ménages dans ce qui reste des salles communes et boire. Le plafond porte les cercles de la fumée des « suspensions » vacillantes d'alors. Tout le quartier tremblote sans se plaindre au ronron continu de la nouvelle usine. Les tuiles moussues chutent en dégringolades sur les hauts pavés bossus comme il n'en existe plus guère qu'à Versailles et dans les prisons vénérables.
Robinson m'accompagna jusqu'au petit parc municipal, tout cintré d'entrepôts, où viennent s'oublier sur les pelouses teigneuses tous les abandons d'alentour entre le boulodrome à gâteux, la Vénus insuffisante et le monticule de sable pour jouer et faire pipi.
On s'est remis à parler comme ça de choses et d'autres. « Ce qui me manque, tu vois, c'est de pouvoir supporter la boisson. » C'était son idée. « Quand je bois j'ai des crampes que c'est à y pas tenir. C'est pire ! » Et il me donnait la preuve tout de suite par une série de renvois qu'il n'avait même pas bien supporté notre petit cassis de cet après-midi… « Ainsi tu vois ? »
Devant sa porte, il m'a quitté. « Le Château des Courants d'Air » comme il annonçait. Il a disparu. Je croyais ne pas le revoir de sitôt.
Mes affaires eurent l'air de vouloir reprendre un petit peu et juste au cours de cette nuit-là.
Rien que dans la maison du Commissariat, je fus appelé deux fois d'urgence. Le dimanche soir tous les soupirs, les émotions, les impatiences, sont déboutonnés. L'amour-propre est sur le pont dominical et en goguette encore. Après une journée entière de liberté alcoolique, voici les esclaves qui tressaillent un peu, on a du mal à les faire se tenir, ils reniflent, ils s'ébrouent et font clinquer leurs chaînes.
Rien que dans la maison du Commissariat, deux drames se déroulaient à la fois. Au premier finissait un cancéreux, tandis qu'au troisième passait une fausse couche dont la sage-femme n'arrivait pas à se débrouiller. Elle donnait, cette matrone, des conseils absurdes à tout le monde, tout en rinçant des serviettes et des serviettes encore. Et puis, entre deux injections s'échappait pour aller piquer le cancéreux d'en bas, à dix francs l'ampoule d'huile camphrée s'il vous plaît. Pour elle la journée était bonne.
Toutes les familles de cette maison avaient passé leur dimanche en peignoir et bras de chemise en train de faire face aux événements et bien soutenues les familles par des nourritures épicées. Ça sentait l'ail et de plus drôles d'odeurs encore à travers les couloirs et l'escalier. Les chiens s'amusaient en cabriolant jusqu'au sixième. La concierge tenait à se rendre compte de l'ensemble. On la retrouvait partout. Elle ne buvait que du blanc elle, à cause que le rouge donne des pertes.
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