Tout de suite, il se mit à cracher devant moi sur le magnifique carrelage et à cracher comme seuls savent cracher les nègres, loin, copieusement, parfaitement. J'ai craché aussi moi par courtoisie, mais comme j'ai pu. Du coup nous entrâmes dans les confidences. Lola, appris-je de lui, possédait un canot-salon sur la rivière, deux autos sur la route, une cave et dedans des liqueurs de tous les pays du monde. Elle recevait des catalogues des grands magasins de Paris. Et voilà. Il se mit à me répéter sans fin ces mêmes sommaires renseignements. Je cessai de l'écouter.
En somnolant à ses côtés, les temps passés me revinrent en mémoire, ces temps où Lola m'avait quitté dans Paris de la guerre. Cette chasse, traque, embusque, verbeuse, menteuse, cauteleuse, Musyne, les Argentins, leurs bateaux remplis de viandes. Topo, les cohortes d'étripés de la place Clichy, Robinson, les vagues, la mer, la misère, la cuisine si blanche à Lola, son nègre et rien du tout et moi là-dedans comme un autre. Tout pouvait continuer. La guerre avait brûlé les uns, réchauffé les autres, comme le feu torture ou conforte, selon qu'on est placé dedans ou devant. Faut se débrouiller voilà tout.
C'est vrai aussi ce qu'elle disait que j'avais bien changé. L'existence, ça vous tord et ça vous écrase la face. À elle aussi ça lui avait écrasé la face mais moins, bien moins. Les pauvres sont fadés. La misère est géante, elle se sert pour essuyer les ordures du monde de votre figure comme d'une toile à laver. Il en reste.
J'avais cru noter cependant chez Lola quelque chose de nouveau, des instants de dépression, de mélancolie, des lacunes dans son optimiste sottise, de ces instants où l'être doit se reprendre pour porter un peu plus loin l'acquis de sa vie, de ses années, malgré lui déjà trop pesantes pour l'entrain dont il dispose encore, sa sale poésie.
Son nègre se remit soudain à se trémousser. Ça le reprenait. Nouvel ami, il entendait me gaver de gâteaux, me barder de cigares. D'un tiroir, pour finir, avec d'infinies précautions, il extirpa une masse ronde et plombée.
« La bombe ! » m'annonça-t-il furieusement. Je reculai. Libertà ! Libertà ! vociférait-il jovialement.
Il remit le tout en place et cracha superbement à nouveau. Quel émoi ! Il exultait. Son rire me saisit aussi, cette colique des sensations. Un geste de plus ou de moins, que je me disais, ça n'a guère d'importance. Quand Lola revint enfin de ses courses, elle nous retrouva ensemble au salon, en pleine fumée et rigolade. Elle fit mine de ne s'apercevoir de rien.
Le nègre décampa prestement, moi, elle me ramena dans sa chambre. Je la retrouvai triste, pâle et tremblotante. D'où pouvait-elle revenir ? Il commençait à se faire très tard. C'était l'heure où les Américains sont désemparés parce que la vie ne vibre plus autour d'eux qu'au ralenti. Au garage, une auto sur deux. C'est le moment des demi-confidences. Mais il faut se dépêcher d'en profiter. Elle m'y préparait en m'interrogeant, mais le ton qu'elle choisit pour me poser certaines questions sur l'existence que je menais en Europe m'agaça énormément.
Elle ne dissimula point qu'elle me jugeait capable de toutes les lâchetés. Cette hypothèse ne me vexait pas, elle me gênait seulement. Elle pressentait bien que j'étais venu la voir pour lui demander de l'argent et ce fait à lui seul créait entre nous une animosité bien naturelle. Tous ces sentiments frôlent le meurtre. Nous demeurions parmi les banalités et je faisais l'impossible pour qu'une engueulade définitive ne survînt entre nous. Elle s'enquit entre autres choses du détail de mes frasques génitales, si je n'avais pas abandonné quelque part au cours de mes vagabondages un peut enfant qu'elle puisse elle adopter. Une drôle d'idée qui lui était venue. C'était sa marotte l'adoption d'un enfant. Elle pensait assez simplement qu'un raté dans mon genre devait avoir fait souches clandestines un peu sous tous les cieux. Elle était riche, me confia-t-elle, et dépérissait de ne pouvoir se dévouer à un petit enfant. Tous les ouvrages de puériculture elle les avait lus et surtout ceux qui lyrisent à en pâmer les maternités, ces livres qui vous libèrent si vous les assimilez entièrement de l'envie de copuler, à jamais. À chaque vertu sa littérature immonde.
Puisqu'elle avait envie de se sacrifier exclusivement à un « petit être » je jouais donc de malchance, moi. Je n'avais à lui offrir que mon gros être qu'elle trouvait absolument dégoûtant. Il n'existe en somme que les misères bien présentées pour faire recette, celles qui sont bien préparées par l'imagination. Notre entretien languit : « Tenez Ferdinand, me proposa-t-elle finalement, c'est assez discouru, je vous emmène de l'autre côté de New York, pour rendre visite à mon petit protégé, je m'en occupe avec assez de plaisir, mais sa mère m'embête… » C'était une drôle d'heure. En route, dans l'auto, nous parlâmes de son nègre catastrophique.
« Vous a-t-il montré ses bombes ? » demanda-t-elle. Je lui avouai qu'il m'avait soumis à cette épreuve.
« Il n'est pas dangereux, vous savez, Ferdinand, ce maniaque. Il charge ses bombes avec mes vieilles factures… Autrefois à Chicago, il a eu son temps… Il faisait partie alors d'une société secrète très redoutable pour l'émancipation des Noirs… C'était, à ce qu'on m'a raconté, des gens affreux… La bande fut dissoute par les autorités, mais il a gardé ce goût des bombes mon nègre… Jamais il ne met de poudre dedans… L'esprit lui suffit… Au fond ce n'est qu'un artiste… Il n'en finira jamais de faire la révolution… Mais je le garde c'est un excellent domestique ! Et à tout prendre, il est peut-être plus honnête que les autres qui ne font pas la révolution… »
Et elle revint à sa manie d'adoption.
« C'est malheureux tout de même que vous n'ayez pas une fille quelque part, Ferdinand, un genre rêvasseur comme le vôtre ça irait très bien à une femme tandis que pour un homme ça ne fait pas bien du tout… »
La pluie en cinglant refermait la nuit sur notre voiture qui glissait sur la longue bande de ciment lisse. Tout m'était hostile et froid, même sa main, que je tenais pourtant bien close dans la mienne. Nous étions séparés partout. Nous arrivâmes devant une maison très différente par l'aspect de celle que nous venions de quitter. Dans un appartement d'un premier étage, un petit garçon de dix ans à peu près, à côté de sa mère nous attendait. L'ameublement de ces pièces prétendait au Louis XV, on y sentait le mijotage d'un repas récent. L'enfant vint s'asseoir sur les genoux de Lola et l'embrassa bien tendrement. La mère me parut tout à fait caressante aussi avec Lola et je m'arrangeai pendant que Lola s'expliquait avec le petit, pour faire passer la mère dans la pièce voisine.
Quand nous revînmes, le petit répétait devant Lola un pas de danse qu'il venait d'apprendre au cours du Conservatoire. « Il faut encore lui faire donner quelques heures de leçons particulières, concluait Lola, et je pourrai peut-être le présenter au théâtre du Globe à mon amie Véra [17] Véra : Vera Stern, directrice d’un théâtre à New York, est un personnage de la pièce de Céline L’Église (où son théâtre se nomme le Quick Theatre).
! Il a peut-être de l'avenir cet enfant ! » La mère, après ces bonnes paroles encourageantes se confondit en remerciements et en larmoiements. Elle reçut en même temps une petite liasse de dollars verts qu'elle enfouit dans son corsage comme un billet doux.
« Ce petit me plairait assez, conclut Lola, quand nous fûmes à nouveau dehors, mais il me faut supporter la mère en même temps que le fils et je n'aime pas les mères trop malignes… Et puis ce petit est tout de même trop vicieux… Ce n'est pas le genre d'attachement que je désire… Je voudrais éprouver un sentiment absolument maternel… Me comprenez-vous, Ferdinand ?… » Pour bouffer moi je comprends tout ce qu'on veut, ce n'est plus de l'intelligence c'est du caoutchouc.
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