Les vingt-cinq serveuses à leur poste derrière les choses mijotantes, me firent signe toutes en même temps que je me trompais de chemin, que je m'égarais. Je perçus un grand remous de formes dans la vitrine des gens en attente et ceux qui devaient se mettre à bouffer derrière moi en hésitèrent à s'asseoir. Je venais de rompre l'ordre des choses. Tout le monde autour s'étonnait hautement : « C'est encore un étranger au moins ! » qu'ils disaient.
Mais, j'avais mon idée, qui valait ce qu'elle valait, je ne voulais plus lâcher la belle de mon service. Elle m'avait regardé, la mignonne, tant pis pour elle. J'en avais assez d'être seul ! Plus de rêve ! De la sympathie ! Du contact ! « Mademoiselle, vous me connaissez fort peu, mais moi déjà je vous aime, voulez-vous que nous nous mariions ?… » C'est de cette manière que je l'interpellai, la plus honnête.
Sa réponse ne me parvint jamais, car un géant de garde, tout vêtu de blanc lui aussi, survint à ce moment précis et me poussa dehors, justement, simplement, sans injure, ni brutalité, dans la nuit, comme un chien qui vient de s'oublier.
Tout cela se déroulait régulièrement, je n'avais rien à dire.
Je remontai vers le Laugh Calvin .
Dans ma chambre toujours les mêmes tonnerres venaient fracasser l'écho, par trombes, les foudres du métro d'abord qui semblait s'élancer vers nous de bien loin, à chaque passage emportant tous ses aqueducs pour casser la ville avec et puis entre-temps des appels incohérents de mécaniques de tout en bas, qui montaient de la rue, et encore cette molle rumeur de la foule en remous, hésitante, fastidieuse toujours, toujours en train de repartir, et puis d'hésiter encore, et de revenir. La grande marmelade des hommes dans la ville.
D'où j'étais là-haut, on pouvait bien crier sur eux tout ce qu'on voulait. J'ai essayé. Ils me dégoûtaient tous. J'avais pas le culot de leur dire pendant le jour, quand j'étais en face d'eux, mais d'où j'étais je ne risquais rien, je leur ai crié « Au secours ! Au secours ! » rien que pour voir si ça leur ferait quelque chose. Rien que ça leur faisait. Ils poussaient la vie et la nuit et le jour devant eux les hommes. Elle leur cache tout la vie aux hommes. Dans le bruit d'eux-mêmes ils n'entendent rien. Ils s'en foutent. Et plus la ville est grande et plus elle est haute et plus ils s'en foutent. Je vous le dis moi. J'ai essayé. C'est pas la peine.
Ce fut bien uniquement pour des raisons d'argent, mais combien urgentes et impérieuses, que je me mis à la recherche de Lola ! Sauf cette nécessité piteuse, comme je l'aurais bien laissée vieillir et disparaître sans jamais la revoir ma petite garce d'amie ! Somme toute, à mon égard, et cela ne semblait plus douteux en y réfléchissant, elle s'était comportée de la façon la plus salement désinvolte.
L'égoïsme des êtres qui furent mêlés à notre vie, quand on pense à eux, vieilli, se démontre indéniable, tel qu'il fut c'est-à-dire, en acier, en platine, et bien plus durable encore que le temps lui-même.
Pendant la jeunesse, les plus arides indifférences, les plus cyniques mufleries, on arrive à leur trouver des excuses de lubies passionnelles et puis je ne sais quels signes d'un inexpert romantisme. Mais plus tard, quand la vie vous a bien montré tout ce qu'elle peut exiger de cautèle, de cruauté, de malice pour être seulement entretenue tant bien que mal à 37 °, on se rend compte, on est fixé, bien placé, pour comprendre toutes les saloperies que contient un passé. Il suffit en tout et pour tout de se contempler scrupuleusement soi-même et ce qu'on est devenu en fait d'immondice. Plus de mystère, plus de niaiserie, on a bouffé toute sa poésie puisqu'on a vécu jusque-là. Des haricots, la vie.
Ma petite mufle d'amie, j'ai fini par la découvrir, avec bien du mal, au vingt et troisième étage d'une 77 eRue. C'est inouï ce que les gens auxquels on s'apprête à demander un service peuvent vous dégoûter. C'était cossu chez elle et bien dans la note que je l'avais imaginé.
Me trouvant imbibé préalablement de larges doses de cinéma je me trouvais mentalement à peu près dispos, émergeant du marasme dans lequel je me débattais depuis mon débarquement à New York et le premier contact fut moins désagréable que je l'avais prévu. Elle ne sembla même point éprouver de vive surprise à me revoir Lola, seulement un peu de désagrément en me reconnaissant.
J'essayai en manière de préambule d'ébaucher une sorte de conversation anodine à l'aide des sujets de notre passé commun et cela bien entendu en termes aussi prudents que possible, mentionnant entre autres, mais sans insister, la guerre en tant qu'épisode. Ici je commis une lourde gaffe. Elle ne voulait plus en entendre parler du tout de la guerre, pas du tout. Ça la vieillissait. Vexée, du tac au tac, elle me confia qu'elle ne m'aurait point reconnu moi dans la rue, tellement que l'âge m'avait déjà ridé, gonflé, caricaturé. Nous en étions à ces courtoisies. Si la petite salope s'imaginait m'atteindre par de semblables turlutaines ! Je ne daignais même point relever ces lâches impertinences.
Son mobilier ne se parait d'aucune grâce imprévue, mais il était guilleret tout de même, supportable, du moins me parut-il ainsi au sortir de mon Laugh Calvin .
La méthode, les détails d'une fortune rapide vous donnent toujours une impression de magie. Depuis l'ascension de Musyne et de Mme Herote, je savais que le cul est la petite mine d'or du pauvre. Ces brusques mues féminines m'enchantaient et j'aurais donné par exemple mon dernier dollar à la concierge de Lola rien que pour la faire bavarder.
Mais il n'existait pas de concierge dans sa maison. La ville entière manquait de concierges. Une ville sans concierges, ça n'a pas d'histoire, pas de goût, c'est insipide, telle une soupe sans poivre ni sel, une ratatouille informe. Oh ! savoureuses raclures ! Détritus, bavures à suinter de l'alcôve, de la cuisine, des mansardes, à dégouliner en cascades par chez la concierge, en plein dans la vie, quel savoureux enfer ! Certaines concierges de chez nous succombent à leur tâche, on les voit laconiques, toussantes, délectables, éberluées, c'est qu'elles sont abruties de Vérité ces martyres, consumées par Elle.
Contre l'abomination d'être pauvre, il faut, avouons-le, c'est un devoir, tout essayer, se soûler avec n'importe quoi, du vin, du pas cher, de la masturbation, du cinéma. On ne saurait être difficile, « particulier » comme on dit en Amérique. Nos concierges à nous fournissent bon ou mal an, convenons-en, à ceux qui savent la prendre et la réchauffer, bien près du cœur, de la haine à tout faire et pour rien, assez pour faire sauter un monde. À New York on se trouve atrocement dépourvu de ce piment vital, bien mesquin et vivant, irréfutable, sans lequel l'esprit étouffe et se condamne à ne plus médire que vaguement, et bafouiller de pâles calomnies. Rien qui morde, vulnère, incise, tracasse, obsède, sans concierge, et vienne ajouter certainement à la haine universelle, l'allume de ses mille détails indéniables.
Désarroi d'autant plus sensible que Lola, surprise dans son milieu, me faisait éprouver justement un nouveau dégoût, j'avais tout envie de vomir sur la vulgarité de son succès, de son orgueil, uniquement trivial et repoussant mais avec quoi ? Par l'effet d'une contagion instantanée, le souvenir de Musyne me devint au même instant tout aussi hostile et répugnant. Une haine vivace naquit en moi pour ces deux femmes, elle dure encore, elle s'est incorporée à ma raison d'être. Il m'a manqué toute une documentation pour me délivrer à temps et finalement de toute indulgence présente et à venir pour Lola. On ne refait pas sa vie.
Le courage ne consiste pas à pardonner, on pardonne toujours bien de trop ! Et cela ne sert à rien, la preuve est faite. C'est après tous les êtres humains, au dernier rang qu'on a mis la Bonne ! C'est pas pour rien. Ne l'oublions jamais. Il faudra endormir pour de vrai un soir, les gens heureux, pendant qu'ils dormiront, je vous le dis et en finir avec eux et avec leur bonheur une fois pour toutes. Le lendemain on en parlera plus de leur bonheur et on sera devenus libres d'être malheureux tant qu'on voudra en même temps que la « Bonne ». Mais que je raconte : Elle allait et venait donc à travers la pièce Lola, un peu déshabillée et son corps me paraissait tout de même encore bien désirable. Un corps luxueux c'est toujours un viol possible, une effraction précieuse, directe, intime dans le vif de la richesse, du luxe, et sans reprise à craindre.
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