Pendant qu'elles jouissaient les équipes, mis en verve de mon côté, je rédigeais des petites nouvelles dans la cuisine pour moi seul. L'enthousiasme de ces sportifs pour les créatures du lieu n'atteignait certes pas à la ferveur un peu impuissante du mien. Ces athlètes tranquilles dans leur force étaient blasés sur le compte de la perfection physique. La beauté, c'est comme l'alcool ou le confort, on s'y habitue, on n'y fait plus attention.
Ils venaient surtout eux, au boxon, pour la rigolade. Souvent ils se battaient pour finir, énormément. La police arrivait alors en trombe et emportait le tout dans des petits camions.
À l'égard d'une des jeunes femmes de l'endroit, Molly, j'éprouvai bientôt un exceptionnel sentiment de confiance, qui chez les êtres apeurés tient lieu d'amour. Il me souvient comme si c'était hier de ses gentillesses, de ses jambes longues et blondes et magnifiquement déliées et musclées, des jambes nobles. La véritable aristocratie humaine, on a beau dire, ce sont les jambes qui la confèrent, pas d'erreur.
Nous devînmes intimes par le corps et par l'esprit et nous allions ensemble nous promener en ville quelques heures chaque semaine. Elle possédait d'amples ressources, cette amie, puisqu'elle se faisait dans les cent dollars par jour en maison, tandis que moi, chez Ford, j'en gagnais à peine six. L'amour qu'elle exécutait pour vivre ne la fatiguait guère. Les Américains font ça comme des oiseaux.
Sur le soir, après avoir traîné mon petit chariot colporteur, je m'obligeais cependant à faire aimable figure pour la retrouver après dîner. Il faut être gai avec les femmes tout au moins dans les débuts. Une grande envie vague me lancinait de lui proposer des choses, mais je n'avais plus la force. Elle comprenait bien le gâtisme industriel, Molly, elle avait l'habitude des ouvriers.
Un soir, comme ça, à propos de rien, elle m'a offert cinquante dollars. Je l'ai regardée d'abord. J'osais pas. Je pensais à ce que ma mère aurait dit dans un cas semblable. Et puis je me suis réfléchi que ma mère, la pauvre, ne m'en avait jamais offert autant. Pour faire plaisir à Molly, tout de suite, j'ai été acheter avec ses dollars un beau complet beige pastel ( four piece suit ) comme c'était la mode au printemps de cette année-là. Jamais on ne m'avait vu arriver aussi pimpant au bobinard. La patronne fit marcher son gros phono, rien que pour m'apprendre à danser.
Après ça nous allâmes au cinéma avec Molly pour étrenner mon complet neuf. Elle me demandait en route si j'étais pas jaloux, parce que le complet me donnait l'air triste, et l'envie aussi de ne plus retourner à l'usine. Un complet neuf, ça vous bouleverse les idées. Elle l'embrassait mon complet à petits baisers passionnés, quand les gens ne nous regardaient pas. J'essayais de penser à autre chose.
Cette Molly, tout de même quelle femme ! Quelle généreuse ! Quelle carnation ! Quelle plénitude de jeunesse ! Un festin de désirs. Et je redevenais inquiet. Maquereau ?… que je me pensais.
« N'allez donc plus chez Ford ! qu'elle me décourageait au surplus Molly. Cherchez-vous plutôt un petit emploi dans un bureau… Comme traducteur par exemple, c'est votre genre… Les livres ça vous plaît… »
Elle me conseillait ainsi bien gentiment, elle voulait que je soye heureux. Pour la première fois un être humain s'intéressait à moi, du dedans si j'ose le dire, à mon égoïsme, se mettait à ma place à moi et pas seulement me jugeait de la sienne, comme tous les autres.
Ah ! si je l'avais rencontrée plus tôt, Molly, quand il était encore temps de prendre une route au lieu d'une autre ! Avant de perdre mon enthousiasme sur cette garce de Musyne et sur cette petite fiente de Lola ! Mais il était trop tard pour me refaire une jeunesse. J'y croyais plus ! On devient rapidement vieux et de façon irrémédiable encore. On s'en aperçoit à la manière qu'on a prise d'aimer son malheur malgré soi. C'est la nature qui est plus forte que vous voilà tout. Elle nous essaye dans un genre et on ne peut plus en sortir de ce genre-là. Moi j'étais parti dans une direction d'inquiétude. On prend doucement son rôle et son destin au sérieux sans s'en rendre bien compte et puis quand on se retourne il est bien trop tard pour en changer. On est devenu tout inquiet et c'est entendu comme ça pour toujours.
Elle essayait bien aimablement de me retenir auprès d'elle Molly, de me dissuader… « Elle passe aussi bien ici qu'en Europe la vie, vous savez, Ferdinand ! On ne sera pas malheureux ensemble. » Et elle avait raison dans un sens. « On placera nos économies… on s'achètera une maison de commerce… On sera comme tout le monde… » Elle disait cela pour calmer mes scrupules. Des projets. Je lui donnais raison. J'avais même honte de tant de mal qu'elle se donnait pour me conserver. Je l'aimais bien, sûrement, mais j'aimais encore mieux mon vice, cette envie de m'enfuir de partout, à la recherche de je ne sais quoi, par un sot orgueil sans doute, par conviction d'une espèce de supériorité.
Je voulais éviter de la vexer, elle comprenait et devançait mon souci. J'ai fini, tellement qu'elle était gentille par lui avouer la manie qui me tracassait de foutre le camp de partout. Elle m'a écouté pendant des jours et des jours, à m'étaler et me raconter dégoûtamment, en train de me débattre parmi des fantasmes et les orgueils et elle n'en fut pas impatientée, bien au contraire. Elle essayait seulement de m'aider à vaincre cette vaine et niaise angoisse. Elle ne comprenait pas très bien où je voulais en venir avec mes divagations, mais elle me donnait raison quand même contre les fantômes ou avec les fantômes, à mon choix. À force de douceur persuasive, sa bonté me devint familière et presque personnelle. Mais il me semblait que je commençais alors à tricher avec mon fameux destin, avec ma raison d'être comme je l'appelais, et je cessai dès lors brusquement de lui raconter tout ce que je pensais. Je retournai tout seul en moi-même, bien content d'être encore plus malheureux qu'autrefois parce que j'avais rapporté dans ma solitude une nouvelle façon de détresse, et quelque chose qui ressemblait à du vrai sentiment.
Tout cela est banal. Mais Molly était dotée d'une patience angélique, elle croyait justement dur comme fer aux vocations. Sa sœur cadette, par exemple, à l'Université d'Arizona, avait attrapé la manie de photographier les oiseaux dans leurs nids et les rapaces dans leurs tanières. Alors, pour qu'elle puisse continuer à suivre les cours bizarres de cette technique spéciale, Molly lui envoyait régulièrement, à sa sœur photographe, cinquante dollars par mois.
Un cœur infini vraiment, avec du vrai sublime dedans, qui peut se transformer en pognon, pas en chiqué comme le mien et tant d'autres. Pour ce qui me concernait Molly ne demandait pas mieux que de s'intéresser pécuniairement à mon aventure vaseuse. Bien que je lui apparusse comme un garçon assez ahuri par moments, ma conviction lui semblait réelle et vraiment digne de ne pas être découragée. Elle m'engageait seulement à lui établir une sorte de petit bilan pour une pension budgétaire qu'elle voulait me constituer. Je ne pouvais me résoudre à accepter ce don. Un dernier relent de délicatesse m'empêchait d'escompter davantage, de spéculer encore sur cette nature vraiment trop spirituelle et trop gentille. C'est ainsi que je me mis délibérément en difficulté avec la Providence.
Je fis même, honteux, à ce moment, quelques efforts encore pour retourner chez Ford. Petits héroïsmes sans suites d'ailleurs. Je parvins tout juste devant la porte de l'usine, mais je demeurai figé à cet endroit liminaire, et la perspective de toutes ces machines qui m'attendaient en tournant, anéantit en moi sans appel ces velléités travailleuses.
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