On l'avait installé à l'honneur dans le creux d'un gros divan plein de parfums, un verre de fine en main droite, pendant que de l'autre il évoquait en larges gestes la majesté des forêts inconquises et les fureurs de la tornade équatoriale. Il était parti, bien parti… Alcide aurait bien rigolé s'il avait pu être là lui aussi, dans un petit coin. Pauvre Alcide !
Pas à dire, pour être bien, on était bien dans leur péniche. Surtout qu'il commençait à se lever un petit vent de rivière et que flottaient dans le cadre des fenêtres les rideaux tuyautés comme autant de petits drapeaux de fraîche gaieté.
Enfin, ce refurent les glaces et puis encore du champagne. Le patron, c'était sa fête, il l'a bien répété cent fois. Il avait entrepris de donner du plaisir pour une fois à tous et même aux passants de la route. À nous pour une fois. Pendant une heure, deux, trois peut-être, on serait tous réconciliés sous sa gouverne, on serait tous copains, les connus et les autres et même les étrangers, et même nous trois qu'on avait racolés sur la rive, faute de mieux, pour n'être plus treize à table. J'en allais me mettre à chanter ma petite chanson d'allégresse et puis je me ravisai, trop fier soudain, conscient. Ainsi trouvai-je bon de leur révéler, pour justifier mon invitation malgré tout, j'en avais chaud à la tête, qu'ils venaient d'inviter en ma personne, l'un des médecins les plus distingués de la région parisienne ! Ils ne pouvaient pas s'en douter ces gens-là d'après ma mise évidemment ! Et à la médiocrité de mes compagnons non plus ! Mais aussitôt qu'ils connurent mon rang, ils se déclarèrent enchantés, flattés, et sans plus attendre, chacun d'eux se mit à m'initier à ses petits malheurs particuliers du corps ; j'en profitai pour me rapprocher de la fille d'un entrepreneur, une petite cousine bien râblée qui souffrait précisément d'urticaire et de renvois aigres pour un oui, pour un non.
Quand on est pas habitué aux bonnes choses de la table et du confort, elles vous grisent facilement. La vérité ne demande qu'à vous quitter. Il s'en faut toujours de très peu pour qu'elle vous libère. On n'y tient pas à sa vérité. Dans cette abondance soudaine d'agréments le bon délire mégalomane vous prend comme un rien. Je me mis à divaguer à mon tour, tout en lui parlant d'urticaire à la petite cousine. On s'en sort des humiliations quotidiennes en essayant comme Robinson de se mettre à l'unisson des gens riches, par les mensonges, ces monnaies du pauvre. On a tous honte de sa viande mal présentée, de sa carcasse déficitaire. Je ne pouvais pas me résoudre à leur montrer ma vérité ; c'était indigne d'eux comme mon derrière. Il me fallait faire coûte que coûte bonne impression.
À leurs questions, je me mis à répondre par des trouvailles, comme tout à l'heure Robinson au vieux monsieur. À mon tour j'étais envahi de superbe !… Ma grande clientèle !… Le surmenage !… Mon ami Robinson… l'ingénieur, qui m'avait offert l'hospitalité dans son petit chalet toulousain…
Et puis d'abord quand il a bien bu et bien mangé le convive, il est facilement convaincu. Heureusement ! Tout passe ! Robinson m'avait précédé dans le bonheur furtif des bobards impromptus, le suivre ne demandait plus qu'un tout petit effort.
À cause des lunettes fumées qu'il portait, les gens ne pouvaient pas très bien discerner l'état de ses yeux à Robinson. Nous attribuâmes généreusement son malheur à la guerre. Dès lors, nous fûmes bien installés, haussés socialement et puis patriotiquement jusqu'à eux, nos hôtes, surpris un peu d'abord par la fantaisie du mari, le peintre, que sa situation d'artiste mondain forçait tout de même de temps à autre à quelques actions insolites… Ils se mirent, les invités, à nous trouver réellement tous les trois bien aimables et intéressants au possible.
En tant que fiancée, Madelon ne tenait peut-être pas son rôle aussi pudiquement qu'il eût fallu, elle excitait tout le monde, y compris les femmes, à ce point que je me demandais si tout ça n'allait pas se terminer en partouze. Non. Les propos s'effilochèrent graduellement rompus par l'effort baveux d'aller au-delà des mots. Rien n'arriva.
Nous restions accrochés aux phrases et aux coussins, bien ahuris par l'essai commun de nous rendre heureux, plus profondément, plus chaudement et encore un peu plus, les uns les autres, le corps repu, par l'esprit seulement, à faire tout le possible pour tenir tout le plaisir du monde dans le présent, tout ce qu'on connaissait de merveilleux en soi et dans le monde, pour que le voisin enfin se mette à en profiter aussi et qu'il nous avoue le voisin que c'était bien cela qu'il cherchait d'admirable, qu'il ne lui manquait justement que ce don de nous depuis tant et tant d'années, pour être enfin parfaitement heureux, et pour toujours ! Qu'on lui avait révélé enfin sa propre raison d'être ! Et qu'il fallait aller le dire à tout le monde alors, qu'il l'avait trouvée sa raison d'être ! Et qu'on boive encore un coup ensemble pour fêter et célébrer cette délectation et que cela dure toujours ainsi ! Qu'on ne change plus jamais de charme ! Que jamais surtout on ne retourne à ces temps abominables, aux temps sans miracles, aux temps d'avant qu'on se connaisse et qu'on se soye admirablement retrouvés !… Tous ensemble désormais ! Enfin ! Toujours !…
Le patron lui, ne put se retenir de le rompre le charme.
Il avait sa manie de nous parler de sa peinture, qui le turlupinait vraiment trop fort, de ses tableaux, à toute force et à n'importe quel propos. Ainsi par sa sottise obstinée, bien que soûls, la banalité revint parmi nous écrasante. Vaincu déjà, j'allai lui adresser quelques compliments bien sentis et resplendissants au patron, du bonheur en phrases pour les artistes. C'est de ça qu'il lui fallait. Dès qu'il les eut reçus mes compliments, ce fut comme un coït. Il se laissa couler vers un des sofas bouffis du bord et s'endormit presque aussitôt, bien gentiment, évidemment heureux. Les convives pendant ce temps-là se suivaient encore les contours du visage avec des regards plombés et mutuellement fascinés, indécis entre le sommeil presque invincible et les délices d'une digestion miraculeuse.
J'économisai pour ma part cette envie de somnoler et je me la réservai pour la nuit. Les peurs survivantes de la journée éloignent trop souvent le sommeil et quand on a la veine de se constituer, pendant qu'on le peut, une petite provision de béatitude, il faudrait être bien imbécile pour la gaspiller en futiles roupillons préalables. Tout pour la nuit ! C'est ma devise ! Il faut tout le temps songer à la nuit. Et puis d'abord nous demeurions invités pour le dîner, c'était le moment de se refaire l'appétit…
Nous profitâmes de l'ahurissement qui régnait pour nous esquiver. Nous exécutâmes tous les trois une sortie tout à fait discrète, évitant les convives assoupis et gentiment parsemés autour de l'accordéon de la patronne. Les yeux de la patronne adoucis de musique clignaient à la recherche de l'ombre. « À tout à l'heure » nous fit-elle, quand nous passâmes auprès d'elle et son sourire s'acheva dans un rêve.
Nous n'allâmes pas très loin, tous les trois, seulement jusqu'à cet endroit que j'avais repéré où la rivière faisait un coude, entre deux rangs de peupliers, des grands peupliers bien pointus. On découvre dans cet endroit-là toute la vallée et même au loin cette petite ville dans son creux, ratatinée autour du clocher planté comme un clou dans le rouge du ciel.
« À quelle heure avons-nous un train pour rentrer ? s'inquiéta tout de suite Madelon.
— T'en fais pas ! qu'il la rassura lui. Ils nous reconduiront en auto, c'est entendu… Le patron l'a dit… Ils en ont une… »
Madelon n'insista plus. Elle restait songeuse de plaisir. Une véritable excellente journée.
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