Ferme tes jolis yeux, car les heures sont brèves…
Au pays merveilleux, au doux pays du rê-ê-ve ,
Voilà ce qu'ils chantaient dans l'intérieur, des voix d'hommes et de femmes mélangées, un peu faux, mais bien agréablement tout de même à cause de l'endroit. Ça allait avec la chaleur et la campagne, et l'heure qu'il était et la rivière.
Robinson s'entêtait à estimer des mille et des cents. Il trouvait que ça valait davantage encore, telle qu'on la lui avait décrite la péniche… Parce qu'elle avait un vitrail dessus pour voir plus clair dedans et des cuivres partout, enfin du luxe…
« Léon tu te fatigues, essayait de le calmer Madelon, allonge-toi plutôt dans l'herbe qui est bien épaisse et repose-toi un peu… Cent mille ou cinq cent mille, c'est pas à toi ni à moi non plus n'est-ce pas ?… Alors c'est vraiment pas la peine de t'exciter… »
Mais il était allongé et il s'excitait quand même sur le prix et il voulait se rendre compte à toute force et essayer de la voir la péniche qui valait si cher…
« A-t-elle un moteur ? » qu'il demandait… On ne savait pas nous.
J'ai été regarder à l'arrière puisqu'il insistait, rien que pour lui faire plaisir, pour voir si j'apercevais pas le tuyau d'un petit moteur..
Ferme tes jolis yeux, car la vie n'est qu'un songe…
L'amour n'est qu'un menson-on-on-ge…
Ferme tes jolis yeuuuuuuux !
Ils continuaient ainsi à chanter les gens dedans. Nous alors, enfin, on est tombés de fatigue… Ils nous endormaient.
À un moment l'épagneul de la petite niche a bondi dehors et il est venu aboyer sur la passerelle et dans notre direction. Il nous a réveillés en sursaut et on l'a engueulé nous autres l'épagneul ! Peur de Robinson.
Un type qu'avait l'air d'être le propriétaire sortit alors sur le pont par la petite porte de la péniche. Il ne voulait pas qu'on gueule après son chien et on s'est expliqués ! Mais quand il a eu compris que Robinson était pour ainsi dire aveugle, ça l'a calmé subitement cet homme et même qu'il s'est trouvé bien couillon. Il se ravisa de nous engueuler et se laissa même un peu traiter de mufle pour arranger les choses… Il nous pria en compensation de venir prendre le café chez lui, dans sa péniche, parce que c'était sa fête qu'il a ajouté. Il ne voulait plus qu'on reste là au soleil nous autres, à griller, et patati et patata… Et que ça tombait justement bien parce qu'ils étaient treize à table… Un homme jeune que c'était, le patron, un fantaisiste. Il aimait les bateaux qu'il nous a expliqué encore… On a compris tout de suite. Mais sa femme avait peur de la mer, alors ils s'étaient bien amarrés là, pour ainsi dire sur les cailloux. Chez lui, dans sa péniche, ils semblaient assez contents de nous recevoir. Sa femme d'abord, une belle personne qui jouait de l'accordéon comme un ange. Et puis de nous avoir invités pour le café c'était aimable quand même ! On aurait pu être des n'importe quoi ! C'était confiant en somme de leur part… Tout de suite nous comprîmes qu'il ne fallait pas leur faire honte à ces hôtes charmants… Surtout devant leurs convives… Robinson avait bien des défauts, mais c'était, d'habitude, un garçon sensible. Dans son cœur, rien qu'aux voix, il a compris qu'il fallait nous tenir et ne plus lâcher des grossièretés. Nous n'étions pas bien habillés certes, mais tout de même bien propres et décents. Le patron de la péniche, je l'ai examiné de plus près, il devait bien avoir dans la trentaine, avec des beaux cheveux bruns poétiques et un gentil complet du genre matelot mais en fignolé. Sa jolie femme possédait justement des vrais yeux « de velours ».
Leur déjeuner venait de se terminer. Les restes étaient copieux. Nous ne refusâmes pas le petit gâteau, mais non ! Et le porto pour aller avec. Depuis longtemps, je n'avais pas entendu des voix aussi distinguées moi. Ils ont une certaine manière de parler les gens distingués qui vous intimide et moi qui m'effraye, tout simplement, surtout leurs femmes, c'est cependant rien que des phrases mal foutues et prétentieuses, mais astiquées alors comme des vieux meubles. Elles font peur leurs phrases bien qu'anodines. On a peur de glisser dessus, rien qu'en leur répondant. Et même quand ils prennent des tons canailles pour chanter des chansons de pauvres en manière de distraction, ils le gardent cet accent distingué qui vous met en méfiance et en dégoût, un accent qui a comme un petit fouet dedans, toujours, comme il en faut un, toujours, pour parler aux domestiques. C'est excitant, mais ça vous incite en même temps à trousser leurs femmes rien que pour la voir fondre, leur dignité, comme ils disent…
J'expliquai doucement à Robinson la manière dont c'était meublé autour de nous, rien que de l'ancien. Ça me rappelait un peu la boutique de ma mère, mais en plus propre et en mieux arrangé évidemment. Chez ma mère ça sentait toujours le vieux poivre.
Et puis pendus aux cloisons des tableaux du patron, partout. Un peintre. C'est la femme qui me le révéla et cela en faisant mille façons encore. Sa femme, elle l'aimait, ça se voyait son homme. C'était un artiste le patron, beau sexe, beaux cheveux, belles rentes, tout ce qu'il faut pour être heureux ; de l'accordéon par là-dessus, des amis, des rêveries sur le bateau, sur les eaux rares et qui tournent en rond, bien heureux à ne partir jamais… Ils avaient tout cela chez eux avec tout le sucre et la fraîcheur précieuse du monde entre les « brise-brise » et le souffle du ventilateur et la divine sécurité.
Puisqu'on était venus nous, il fallait nous mettre à l'unisson. Des boissons glacées et des fraises à la crème d'abord, mon dessert chéri. Madelon se tortillait pour en reprendre. Elle aussi, les belles manières à présent ça la gagnait. Les hommes la trouvaient gentille Madelon, le beau-père surtout, un bien cossu, il en paraissait tout content de l'avoir à côté de lui Madelon, et alors de se trémousser pour lui être agréable. Il fallait quérir par toute la table encore des gourmandises, rien que pour elle, qui s'en mettait jusqu'au bout du nez, de la crème. D'après la conversation il était veuf le beau-père. Pour sûr qu'il oubliait. Bientôt, elle posséda Madelon, aux liqueurs, son petit pompon. Le complet que portait Robinson, le mien aussi suintaient la fatigue et les saisons et les re-saisons, mais dans l'abri où nous nous trouvions, ça pouvait ne pas se voir. Tout de même je me sentais un peu humilié au milieu des autres, si confortables en tout, propres comme des Américains si bien lavés, si bien tenus, prêts pour les concours d'élégance.
Madelon éméchée ne se tenait plus très bien. Son petit profil pointé vers les peintures, elle racontait des bêtises, l'hôtesse qui s'en rendait un peu compte se remit à l'accordéon pour arranger les choses cependant que tous chantaient et nous trois aussi en sourdine mais faux alors et platement, la même chanson qu'on entendait dehors tout à l'heure, et puis une autre.
Robinson avait trouvé moyen d'engager la conversation avec un vieux monsieur qui paraissait tout connaître de la culture du cacao. Un beau sujet. Un colonial, deux coloniaux. « Quand j'étais en Afrique, entendis-je pour ma grande surprise affirmer Robinson, au temps où j'étais Ingénieur Agronome de la Compagnie Pordurière répétait-il, je mettais la population entière d'un village à la récolte… etc… » Il ne pouvait pas me voir et alors il s'en donnait à cœur ouvert… Tant que ça pouvait… Des faux souvenirs… Plein la vue au vieux monsieur… Des mensonges ! Tout ce qu'il pouvait trouver pour se mettre à la hauteur du vieux monsieur compétent. Lui toujours assez réservé Robinson dans son langage, il m'agaçait et me peinait même à divaguer de la sorte.
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