* * *
M mevon Seckt savait déjà que nous partions à l'aube…
« Je me suis permis de venir frapper à votre porte…
— Oh Madame !… Madame !… à certains indices, je croyais…
— Ne croyez pas !… ne croyez pas, cher docteur ! plus rien n'a de raison !… nous sommes tous aux ordres du fou… vous aussi Docteur ! et vous Madame !… ce Schulze ne sait plus ce qu'il dit !… qui il doit trahir ?… il ne sait plus !… est-il drôle, Docteur ! à rire ! à rire ! »
Je pensais aussi à Schulze… il avait de quoi nous faire peur… mais aussi ! aussi ! un coup de téléphone de Berlin, M. Schulze Legationsrat, coq en pâte, n'existait plus !… joliment possible au moment où on épurait les hauts-cadres, plus ou moins trempés dans le complot… Schulze devait en savoir un bout…
Je prie M mevon Seckt d'entrer…
« Non… non, Docteur, pardonnez-moi !… je veux seulement vous dire au revoir… à tous les deux… je me suis échappée de ma chambre mais vous connaissez les couloirs !… au moins un œil à chaque serrure !… est-ce drôle !… certainement ils m'ont vue sortir !… vous savez ?… »
Elle me cite des noms… une amie… une autre… déjà parties…
« Madame Céline, Madame, je n'ai plus grand-chose… vous savez… mais tout de même vous me ferez plaisir d'accepter ce petit souvenir… »
Je vois un éventail…
« Aucune prétention artistique, vous savez !… peint par moi-même… toutes les jeunes filles peignaient alors !… bientôt il n'aura plus de couleurs… et mille bonnes chances !… demain nous partirons aussi !… tous !
— Vous partez ?
— Oui, plus tard que vous, à midi !… moi, aux folles… le prince, lui, à l'hôpital… leur méthode, les uns par ici… les autres par là !… Docteur ! Docteur, séparons-nous !… nous sommes en train de comploter !… »
Elle s'en va… elle n'a pas peur des trous de serrure… on la voit loin avec sa bougie, là-bas… ce couloir est immense… large… long… elle nous fait signe au revoir !… au revoir ! sa chambre est tout au bout de l'étage…
* * *
Oui, je l'avoue, pas du tout l'ordre !… vous vous retrouverez, je l'espère ! je vous ai montré Sigmaringen, Pétain, de Brinon, Restif… étourderies !… diantre ! Baden-Baden d'abord !… ce n'est qu'après, bien après, que nous avons retrouvé le Maréchal, et la Milice, et les « hommes de choc » de l'« Europe nouvelle » qui sont encore, plus ou moins, dans la Nature ou dans les fossés… l'« Europe nouvelle » se fera sans eux ! mais certainement ! et à la bombe ! et atomique !… je vous crois comme un et un font deux !… et avec les Chinois en plus… comme de bien entendu !… vous ne trouverez rien vous renseignant dans votre journal habituel… ni à la « colonne des théâtres »…
Que je revienne à mon histoire… M mevon Seckt nous faisait ses adieux… son petit souvenir, l'éventail… voilà !… le lendemain matin comme prévu, à l'aube, Schulze frappe… l'hôtel dort… mais nous sommes prêts, Bébert dans son sac… nos deux valises et en avant !… la gare… le Legationsrat nous embarque… en route !… le train siffle… ça a demandé encore six mois que ça devienne vraiment la pagaïe, le trafic était interrompu, un jour, deux jours, pas plus… rafistolage et en route !… pourvu que vous ne vous perdiez pas, avec mes façons d'avancer trop tôt… de plus savoir… sens dessus dessous… d'autres avatars en oublis !… pflof ! cette titubation dans les heures, les personnes, les années… je crois, en fait, ce bric et broc, la conséquence des galopades et mauvais traitements… trop d'ébranlements… coup sur coup… une personne, assez favorable, m'arrête et me dit… « Docteur, je sais que ce n'est pas vrai, mais la façon que vous marchez on dirait que vous avez bu… » oui en effet… mais tous les vieillards à peu près… regardez les sorties de Nanterre !… une de mes clientes, de mon âge, roule fort et tangue, et se cache pas qu'elle c'est la bouteille… elle me la brandit sa bouteille à hauteur du front… et que d'un mot de plus elle me le fend !… tel quel ! je suis loin d'être aussi brutal… Crédié ! maintenant je vous oubliais sur le quai de la gare… Baden-Baden… je tenais encore parfaitement debout, c'est qu'à Berlin, vingt-quatre heures plus tard que je me suis aperçu que j'étais drôle… j'ai commencé à zigzaguer… et houler… il est rare que les malades, cerveau, cervelet, puissent vous dire le moment exact où ils sont devenus gâteux… moi « Berlin-Anhalt »… à la sortie !… après le quai… oh je n'ai pas lâché la rampe… mais je n'ai plus jamais marché droit… une inquiétude : est-ce que ça durerait ?… si ça a duré !… et comment !… je ne me suis pas très bien soigné… mais quand même !… j'aurais pu un peu m'adapter… voyez les « sorties » de Nanterre… y a des petits « à-coups », de la tristesse, mais ça va loin, jusque dedans Paris, jusqu'à la Nation… soyons sérieux !… débarquement à « Berlin-Anhalt » je me voyais basculé du quai, passer sous le dur… moins deux ! je dis à Lili : « Il me faudrait une canne !… » évidemment !… et nous partons à la recherche !… mais trouver où ?… on demande donc… « allez donc par ici !… allez donc par là !… vous trouverez sûrement !… » merci ! en route ! Lili me donne le bras… pas aucun magasin d'ouvert ni de cannes ni d'autres choses… nous allons voir du pays !… nous demandons encore… « allez donc ci !… allez donc là ! » ce qu'on voit surtout ce sont des devantures défoncées… et d'autres, gondolées… papillotes !… vous trouverez sûrement ? nous voici porte du Brandeburg !… une avenue : sous les Linden ! … pas aucun tilleul !… depuis des siècles ils essayaient de les faire pousser… plus loin !… plus loin !… encore une autre large avenue… en somme presque tout en ruine Berlin capitale… je voyais pas beaucoup de magasins… sauf les rideaux de fer et puis toutes les deux trois devantures des énormes tas de briques et des gouttières et des tuiles… monceaux !… des très vieilles femmes ramassaient tout, enfin essayaient, en faisaient des tas propres, des sortes de petits châteaux forts à même le trottoir… le ménage des décombres… joujoux d'enfants, sable, trous, briques, pour aïeules maniaques… et je voyais toujours pas les cannes !… enfin plus loin ! ils ont dit ! on va, encore un coin de rue… un autre… oh, tout de même !… tout de même ! voici !…
Vraiment l'imposant édifice !… bien huit étages… mais quel état ! des étages entiers s'en vont par les fenêtres… pendent… en ferrailles… camelotes, verreries… cascades… par lambeaux… aux coups de vent… je vois pas ce qu'ils peuvent avoir à vendre ! nous profitons de la poussière… une rafale… et nous nous jetons dans l'intérieur !… les bombes ont fait une salade ! vous voyez plus rien des rayons… ni des escaliers… vitrines… ascenseurs… tout ça en vrac mélimélo vers le sous-sol… ah, y a encore du personnel !… des très vieux birbes, messieurs vendeurs… oh, fort aimables… à sourires… deux, trois par rayon… rayons de rien… sous les pancartes… « Soierie »… « Porcelaine »… « Costumes »… mais les cannes ?… des béquilles ?…
« Oh, certainement !… mais oui… mais oui !… au troisième ! »
A l'escalade !… plus d'escalier… des escabeaux et des petites échelles… nous passons devant la « Passementerie »…
« Leider ! leider , nous aurons bientôt ! bald ! »
Les vieux messieurs toujours souriants nous évincent… les cannes sont au « quatrième »… encore quelques escabeaux… là y en a !… par exemple ! leur seul rayon achalandé ! toutes les cannes possibles ! et un monde !… le seul rayon vivant ! des militaires et des civils… et des mômes… les vendeurs là ne sont pas vieillards, mais tous mutilés !… stropiats… bancroches… même des culs-de-jatte… aussi atigés que les clients… le rayon fadé « Cour des miracles !… »
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