« Écoutez Docteur, voulez-vous ? hören sie ? »
Il voulait nous demander quoi ? l'air très gêné, presque repentant… ça devait être délicat… Le Vigan voulait nous laisser…
« Non ! non !… vous aussi Monsieur Le Vigan ! »
Il nous regarde… si on se moque pas de lui ?…
« Vous avez vu Frau Kretzer ? vous étiez là ! »
Je crois un petit peu et alors ?
« Skandal !… skandal ! »
Il paraît que tout le monde en parlait… on s'en doute !… même à Berlin !… fort, les ragots si vite à Berlin !… tout était coupé !… radio, câbles, lettres… les bureaux roustis !… tout semblait quand même parvenir, toucher les esprits et les langues… pire qu'en temps normal… rien arrête les bavardages… jusqu'au bout ç'a été pareil, jusque le Reich existe plus… entre les pires charniers, sous les orages de fulminates, comment ça jacasse !… ah Madame !… en rajoute, invente !… pour ça que je suis pas surpris que César en Espagne, pourtant pas à la noce du tout, en pleine rébellion, était parfaitement au courant de tout ce qui se passait à Rome, heure par heure, Cirque, lupanars, Sénat, banlieues…
Les fils électriques servent à rien, ni les pneumatiques, ni les caves chantantes, une fois que les êtres sont tout tremblants, vibratiles, parfaitement secoués par la frousse… plus besoin d'aucun appareil, ils émettent transmettent d'eux-mêmes, corps et âmes, bafouillis, hoquets, les nouvelles… vous les effleurez ?… pftt !… vous en avez plein !… que ça déborde, éclabousse !… vous auriez pas dû ! vous vous trouvez anéanti par ce qu'ils vous apprennent… juste de l'air du temps, le vrai, le faux… l'S.S. Kracht je voyais pas la gravité ? le scandale ?… cette crise de nerfs ?… il voulait que nous lui commentions… que nous l'assurions qu'il n'était pas déshonoré… il avait déjà pris des mesures… pouvais-je attester que cette femme était folle ?
« Certainement Kracht ! certainement ! »
Tout de même, je propose, il serait peut-être préférable d'appeler un médecin de Moorsburg ? aucun ne voulait venir !… je devais faire « office » puisque j'étais là, même pas « autorisé » du tout… Harras m'avait bien prévenu, tous leurs ministères très hostiles, très anti-nazis, surtout l'Intérieur !… ah, je pouvais l'attendre mon « permis » !… ça faisait rien, je l'aurai direct et assez vite, par les S.S… je dois avouer une chinoiserie, je tenais pas du tout à l'avoir, ce permis infamant… c'était bien comme ça ! on serait pas toujours en Allemagne !… mais Kracht voulait que je l'obtienne !… s'en foutait lui de l'« Intérieur » et de tous les ministres… damnée clique de traîtres, vendus, anglophiles !… et monarchistes !… à pendre !… j'allais pas aller le contredire !… le calmer, je voulais… d'abord monter voir la Kretzer ?… soit ! il l'avait enfermée où ?… chez elle ? couchée ?… nous revenons donc sur nos pas… contournons encore la roulotte… et l'isba des bibelforscher … nous voici au péristyle… Kracht m'accompagne, mais La Vigue m'attendra là-haut avec Lili et Bébert… je connaissais le local des Kretzer, au second étage… un véritable appartement, donnant sur le parc… toc ! toc ! … la porte, le mari m'ouvre… il chiale… larmes partout, lunettes trempées… tout de suite il supplie Kracht de ne pas faire emmener sa femme !… l'emmener ? emmener où ?… il fait rire Kracht…
« Vous avez vu une voiture, vous ? »
Non, il a pas vu !… alors, nous nous moquions de lui ?… du coup il se jette aux pieds de Kracht… il implore encore…
« Bitte !… bitte ! »
Kracht l'écarte, il veut que je regarde sa femme là, allongée… ce que je vois d'abord, je compare eux et nous, c'est qu'ils ont pas du tout à se plaindre… pas sur la paille !… tout ce qu'il y a de chouette !… grands tapis, lits, divans… rideaux pailletés argent et or !… le luxe en somme !… les meubles un peu bric-à-brac, tous les styles, comme chez Pretorius, mais pas en « bois blanc », très présentables… je suis curieux partout où je passe, je regarde les meubles… Kracht me demande…
« Qu'en pensez-vous ? »
Il veut me dire, de M meKretzer, pas des tentures !… pardi, elle veut rester là, elle veut pas bouger ! elle veut bien se repentir de tout, gémir hurler nous demander pardon, se rouler à nos pieds… n'importe quoi, mais pas partir… ils ont fermé toutes les fenêtres… ordre de Kracht !…
« N'est-ce pas Docteur, elle est malade ? la lumière peut lui faire du mal ?…
— Certainement ! certainement, Kracht ! »
Je me penche sur cette douteuse nerveuse… je fais relever le rideau, un peu… ah, je vois la malade… je l'examine… la crise qu'elle avait piquée sous le portrait d'Adolf elle pouvait être un peu à bout… elle est pâle, très pâle… son mari pleure à côté d'elle, toujours à genoux… et toujours implorant Kracht… « bitte ! bitte ! »… il a ôté ses lunettes, il pleurait trop… je vois que dans cette grande chambre, ils n'ont pas de lits, que des sofas… mes yeux sont faits… je réexamine Frau Kretzer… elle a pas lâché ses tuniques, elle les tient contre elle, toujours crispée, pareil… je l'ausculte… son cœur bat pas vite… 64… 66… les paupières baissées… closes… je demande si elle mange ?… un petit peu… son mari la force… des bouillies… comment elle fait ses besoins ?… un petit peu, dans un seau de toilette, là… c'est exact… maintenant mon avis ? grave ? pas grave ?… Kracht veut savoir… état nerveux !… un petit peu de simulation, certes ! oui !… mais pas tellement !… de nous entendre parler, et d'elle, la voici qui pousse des oh ! oh !… et des sanglots… mais pas du tout comme en bas… pas à l'esclandre !… en petits échos des boum de dehors, de la plaine… presque sans desserrer les lèvres… boum ! braoum ! comme au mahlzeit , mais très en sourdine… bien convenable en somme, allongée, raide…
« Elle est pas gênante… »
Je conseille qu'on la laisse avec son mari… on a assez de complications…
Oh, bien sûr !… Kracht demande pas mieux… mais le skandal ? rien n'est arrangé !… on réfléchit, on s'assoit, on écoute… y a de quoi écouter… toujours d'autres et d'autres escadres passent… bzzz !… elles font plus de bruit que notre hystérique… Kracht me demande à propos…
« Hjalmar ? »
Nous n'avons pas revu ce Hjalmar… ni le pasteur… rien entendu !
« Verschwunden ? … disparus ? »
Oh, ils peuvent, mais je me demande où ?… je comprends que Kracht en mène pas large… un bon coup de broum d'en l'air, d'en haut… on pouvait s'attendre…
Autant les plaisirs sont brefs, autant les ennuis finissent pas… et que vous n'existez que par eux, triste astuce !… déplaisirs de vos premiers cauchemars en nourrice à vos dernières sueurs… et rideau !… là je le vois vraiment désolé notre S.S. en bottes, Apotheke , il regarde plus rien, ni moi, ni Frau Kretzer, ni les « forteresses », ni les nuages… accroupi là, avec son gros Mauser, et son brassard large comme ça, à croix gammée… pour un peu il nous demanderait de lui faire les cartes… oh quelque chose lui vient !… il a oublié de nous dire !… il se secoue…
« Le Revizor !… vous ne l'avez pas vu ? »
Certainement non !… lui non plus ! disparu aussi le Revizor !
« Verschwunden ! »
Il a bien quitté Berlin… on l'a aperçu vers Kyritz, c'est tout… cinquante kilomètres à l'ouest, Kyritz… qu'est-ce qu'il allait foutre par là ?… vérifier les comptes de qui ?… la Caisse d'Épargne ?… ça se saurait… sûrement il s'était trompé de train à Spandau… il avait pris la ligne d'Hambourg… ça se pouvait… tout se pouvait ! qu'est-ce qu'on croyait nous ?… les durs étaient maintenant si rares qu'il y avait pas beaucoup à se tromper… et il était pas un étourdi Revizor ! tout ce qu'il y a de sérieux !… kidnappé ? il avait pas de grosses sommes sur lui… si ! le mois de la Dienstelle tous les appointements… alors peut-être ça ?… ce qui nous venait !… pas qu'Avenue Junot qu'on embarque, fauche, assassine !… partout ! ici même !… Brandebourg… Zornhof… c'était la mode !… l'époque !… les gitans, les ménagères, les prisonniers, les défroqués de toutes les armées, russes, valaques, franzose , et sûrement encore bien d'autres que je ne voyais pas… déjà dans le métro de Berlin nous avions eu l'impression… frappes et voyous !… Picpus au fait, un fameux ! on l'avait pas revu… à penser, la plaine là devant nous, où rien bougeait, devait être pleine de repaires… le Revizor ils l'avaient peut-être enfoui, enterré, quelque part ? qu'il se déride Kracht, qu'il rigole !… il nous regardait, si on se foutait de lui ?… nous aussi on le regardait, sa tronche toute ratatinée, il avait bien pris dix piges depuis le Skandal du mahlzeit … sa petite moustache, coupée à l'Adolf, lui remontait dans les narines, hérissée… son tarin tout jaune et de traviole… les sourcils lui avaient poussé par exemple ! en gros pinceaux gris… sûr il avait bien pris dix ans j'exagère pas… pas de doute on le tiendrait responsable de cette séance sous le tableau et de toute l'hystérie Kretzer…
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