« Qu'en pensez-vous ?
— Vous avez parfaitement agi, Kracht, parfaitement ! »
Surpris que je l'approuve…
« Mais oui !… mais oui !… cette femme est couchée… malade ! soit ! très malade !… rien d'autre, Kracht !… elle délire… elle a toujours déliré… rien d'autre Kracht !… raptus émotif : silence absolu !…
— Vous voulez bien me l'écrire, Docteur ?
— Certainement Kracht ! son cas est net !… écoutez là-haut ! écoutez ! »
En fait on entend les boum de Berlin… loin… et puis plus faiblement, sourds, ceux de Frau Kretzer, en écho… les boum aussi des murs… des vitres…
« Tâtez le mur, Kracht ! »
Il tâte… ça lui fait du bien… il me croit mieux…
« Toute la plaine depuis des mois ! notre nerveuse est tombée malade de ces vibrations ! en plus du chagrin de ses tuniques !… raptus, Kracht !… raptus émotif !… vous n'y êtes pour rien !… »
Et la fumée d'en l'air, alors ? il a pas remarqué ?… j'entrouvre la persienne, j'invente pas !… qu'il se rende compte !… de ces houles là-haut !… jaunes… noires… et que tout vient sur nous ! la preuve, les feuilles !… comme peinturlurées… et tous les taillis, jaunes, noires… alors ?… c'est exact ! c'est vrai !
« Maintenant Kracht, attention ! que personne monte la voir ! son mari, c'est tout ! »
Le rapport, je demandais pas mieux, mais qu'est-ce qu'il vaudrait ? « que j'avais observé cette dame, avant, pendant, et après sa crise… qu'elle me semblait avoir agi en “état second”… ayant absorbé de très fortes doses de divers toxiques… qu'elle était retombée prostrée… net ralentissement du pouls… 62… 66… troubles de la parole… réflexes affaiblis… »
Tout de suite, je rédige… sur une ordonnance à en-tête… « Ville de Bezons »… le… le…
« C'est bien n'est-ce pas Kracht ?
— Ja !… ja !… ja ! »
Le Landrat, je lui demande, s'il n'a pas disparu aussi ?… non !… Kracht a eu de ses nouvelles… il est à Berlin !… sous les bombes alors ?… oui !… mais bientôt il viendra nous voir… et pas tout seul !… avec la comtesse Tulff-Tcheppe… on nous l'a assez annoncée cette comtesse de Poméranie ! qu'elle était à Moorsburg !… et qu'elle y était plus !… maintenant elle était à Berlin ? est-ce qu'elle existait seulement ?… oui ! Kracht était sûr !… même qu'elle était très bavarde et qu'elle adorait les Français, encore une ! qu'elle parlait notre langue mieux que sa fille Isis, et mieux qu'Haïras, mieux que Marie-Thérèse l'héritière, et mieux que le vieux… elle allait être bien contente de nous trouver ici… nous de même je pensais… elle devait en savoir un bout sur tout un chacun… peut-être on pourrait l'interroger ?… oh, mais d'abord à l'immédiat !… qu'est-ce qu'on allait raconter ? à tous les bureaucrates en bas ? puisque tout Zornhof bavachait ?… bien leur faire comprendre que Frau Kretzer avait eu un moment de folie… ce qu'elle avait dit n'avait pas de sens !… qu'elle avait pas voulu du tout insulter le Führer ! qu'ils étaient depuis toujours, elle, lui, des fervents nazis !… qu'ils avaient eu beaucoup de chagrin, mais qu'ils auraient donné dix fils pour le triomphe des idées !… la vérité même !… cependant je suggérais puisqu'on mettait les choses au point, qu'on leur fasse pas la morale… qu'on leur paye une petite agape… dans le bon sens !… absolument dans le bon esprit… ils avaient tous faim même s'ils se rattrapaient dans leurs piaules, se faisaient revenir des bouts de wurst , tout de même c'était pas des repas… un peu de gnole d'abord, apéritif !… j'en avais un peu dans l'armoire, je crois… j'avais pas regardé… du vin, plutôt, il pensait… on arroserait le mahlzeit … mais quel vin ?… il savait sûr où il y en avait… chez le cul-de-jatte !… il irait leur demander, il expliquerait que le moral de la Dienstelle était au plus bas, qu'avec trois quatre bouteilles mousseuses, ça s'arrangerait… il le corserait lui-même ce vin du Rhin… il avait de quoi, un petit stock de noix kola… ça allait bien les requinquer, ils piafferaient…
Il part, il y va… je leur dis : au moins six bouteilles !… qu'un soulèvement est possible, que la ferme est en danger… il me demande pour la caféine ?… en plus de la noix ?
« Mais oui ! ja ! ja ! prima ! prima ! »
J'approuve… j'approuve tout pourvu que ce hameau, ménagères, prisonniers, gitans, viennent pas prendre le manoir d'assaut… écharper tout et nous avec… toujours des raisons, innombrables !… jamais l'espèce est en panne, enfile, procrée, tranche, écartèle, arrête jamais depuis cinq cents millions d'années… qu'il y a des hommes et qui pensent… tort et travers, vous allez voir, mais hardi ! copulent, populent, et braoum ! tout explose ! et tout recommence !
Là, mahlzeit … nous y voici !… ils nous attendent… ils ont des petits airs entendus… oh ça ne traîne pas !… Kracht attaque… je lui coupe le sifflet… pas la peine ! à moi ! je parle assez allemand pour leur faire comprendre les quatre vérités… « ils ont cru voir ?… ils ont cru entendre ? pas vrai !… rien du tout ! » que le délire de cette femme Kretzer, malade, très grave, alitée, qui ne doit voir personne ! « ja ! ja ! ja ! » ils ont compris, ils approuvent… la petite bossue verse la soupe, chacun deux louches, en plus une poignée de purée de betteraves… et une demi-boule de pain gris… ils ont qu'à en redemander !… ils en redemandent… ja ! ja ! et la surprise !… vin du Rhin !… mousseux ! pas trois bouteilles, douze ! chacun une !… de dessous la table !… le vin du Rhin « renforcé » !… prosit ! prosit ! Kracht debout ! lève son verre à la santé du Führer ! tous les autres en font autant, toute la table… prosit ! prosit ! heil !… heil ! et debout !… l'esprit est revenu ! excellent, confiant ! et que la Kretzer est bien une folle ! et qu'on devrait l'enfermer, sicher ! sicher ! certainement ! ils ont bien compris ce que j'ai dit !… prosit ! prosit ! encore un verre ! heil ! heil ! Kracht a des flacons de renfort… ils ont pas regardé à la ferme !… les jetons qu'ils ont eus que ça s'agite, que toute la Dienstelle prenne le mors, que les comptables se connaissent plus, se mutinent, montent les égorger ! ah, là là ! qu'il y ait des complots aux étables !… leur ferme à sang et à feu !… s'ils avaient lâché les flacons !
Ça agissait !… je voyais toute la table changer de mine, comptables, les jeunes filles et rombières !… tout ça qu'était pâle, subit écarlate ! et prosit ! à la santé du Führer ! heil ! debout ! Kracht ne tient plus au « garde-à-vous » et à lever son bras… il faut qu'il se raccroche !… il oscille… il se lève quand même… la petite bossue a une idée, elle si gentille, si pleine d'attentions, qu'on monte fesser la Kretzer ! ptaf ! ptaf !
« Mais non ! mais non ! »
Kracht ne veut pas !… ce qu'il veut c'est taper dans le mur… avec ses poings… avec sa tête… en même temps que les bombes !… les braoum sur Berlin !… oh qu'il est drôle ! tout le monde de la table fait comme lui !… Kracht quitte le mur, se réattable et reboit… au goulot même !… les autres aussi ! on peut dire en pleine bonne humeur !… oh mais sa petite moustache « Adolf » il se l'arrache !… elle était collée… pas une vraie… teufel ! teufel ! … diable !… tout ce qu'il trouve !… diable ! diable !… et il reboit !… l'effet qu'ils ne buvaient tous que de l'eau, ce coup de vin du Rhin et mousseux, ils sont tous ivres !… et à s'entre-cogner dans les murs… en même temps que Kracht !… question du moral c'est gagné ! énormément haut ! moi je bois pas, je bois rien, je me rends compte… Lili avait pas touché à leur Rheinwein , La Vigue non plus, on était vraiment étrangers… maintenant ils s'embrassent, ils s'aiment… goulûment !… les hommes entre eux, et les femmes… tout ça bien titubant, ribote, cochons… l'S.S. Kracht veut sortir pour respirer… il veut me donner le bras… entendu !… tout doucement !… nous allons au péristyle… nous sommes là sur un banc de pierre… il pue le Rheinwein … il va me dire… il me dit…
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