Je vais pas attrister Lili, ni La Vigue, ce sont des choses qu'on garde pour soi… donc, ce chnok von Leiden, Rittmeister, semblait tout de même, plus piffrable que le Landrat de Moorsburg… on verrait bien !… mais d'abord les présentations !… la famille, le domaine en face, les fermes, l'autre côté du parc… très bien !… en avant ! nous y sommes !… vraiment la grande agriculture… étables… étables… ça mugit !… mares à purin… que c'est une épreuve pour le nez, distinguer le plus âcre, ce qui coule des porcs ?… des vaches ? ou des silos ?… trous, ruisseaux partout… étang d'urine et de fumier dans le milieu de la cour… moi qui m'y connais un petit peu, par la force des choses, qu'en ai manié des tombereaux, à la main, fumier et urine, de tous les escadrons du 12 e, je dois dire que là c'est intense… surtout le jus de betteraves…
Je remarque que deux hommes, sous un porche, sont à se demander ce qu'on fout ? pas des polaks, ni des Russes, ni des Fritz… y a débraillé et débraillé !… ceux-ci sont français, bel et bien… oh, ni liants, ni potes… ils nous gafent de loin… un troisième vient du fond de l'étable… tout de même un nous parle, nous fait signe qu'on vienne… « d'où vous êtes ? » un est de Saint-Germain… l'autre du Var… l'autre de la Haute-Marne… ce qu'ils louchent c'est ce que fume La Vigue !… ça va !… je leur passe deux paquets… la cigarette est au-dessus de tout, au-dessus de la soupe, au-dessus du beurre, au-dessus de l'alcool… rien résiste à la cigarette… juste Harras traverse la cour, il va voir le fils, la belle-fille, pour les prévenir que nous venons les voir… au moment que les trois nous demandent…
« Vous êtes déportés ?…
— Non, on est collabos ! »
Je leur dirais pas ils l'apprendraient…
« Eh bien, nous on va vous dire, on les connaît !… pas plus bâfreurs, sournois, assassins, que ces mecs-là !… plus qu'ils sont von plus ils sont pires !… le cul-de-jatte, Isis, et le birbe manches de veste, ça fait quelqu'un ! plus le Landrat ! vous verrez !… »
Ils nous font signe :
« Leurs poches, gonflées !… énormes !… comme ça ! vous avez qu'à voir !… plein les étables !… plein les granges ! nous, nous font crever !… plein aux as !… ils nous fouteraient pas une carotte ! vous allez voir un peu le Système !… comment ils vont vous gâter !… vous venez pour ça !… non ?… vous êtes pas les premiers qui viennent !… ils repartent pas gras, je vous le dis, aux os ! vous serez aussi ! vous les verrez jamais manger !… ils se la calent que dans leurs piaules ! à table : zéro !… mahlzeit que de l'eau, rien dedans !… heil ! pour vous, rien dedans ! vous êtes pas les premiers qui passent !… le gros Harras vous savez ce qu'il vient ?
— Non !…
— Tringler Isis et se chercher du beurre et de tout !…
— Il s'oublie pas !…
— Oh, la grosse saloperie, que non !… plus charogne que celui de Moorsburg ! Simmer, vous le connaissez ?
— Oui ! oui !…
— Celui-là pense qu'une chose, nous faire fusiller !… hier, trois !… échappés du camp, qu'il dit !… il s'embarrasse pas !… il tringle aussi la baronne Leiden !… lui Harras en cheville !… il vient aussi aux poulets, au beurre, aux œufs ! vous le verrez !
— C'est amusant !
— Là-bas où vous êtes c'est autre chose, le vieux c'est les mômes !… il les fesse !… et puis après il se déculotte, c'est elles qui le fouettent !… ses petites bonnes, vous les avez vues ? sa punition ! ptaf ! ptaf ! qu'il en saigne ! son vice ! mais lui c'est plutôt à se marrer ! pas le Landrat ! »
Au moment, Harras redescend de la ferme là-bas le petit escalier, je dois dire, il se rajuste la braguette…
« Votre mec !… vingt-deux ! »
Ils se rentrent dans l'ombre de l'étable…
« Piquez-lui encore un paquet !
— Gi !
— Passez ce soir, après le mahlzeit ! »
Harras était arrivé là, il venait nous chercher…
« Madame, et vous mes amis, je vais vous présenter !… le fils von Leiden, vous verrez, un infirme, et toujours de mauvaise humeur, mais elle sera contente de vous voir… elle vous invitera à dîner… »
Nous le suivons… un sentier de ciment… entre deux mares… purin… beaucoup de bassecour… dindons, poules… oies surtout… on entend grouiner… une étable, de l'autre côté des silos… des porcs qui sortent… ils sont menés par l'homme de Haute-Marne… nous montons le petit escalier… tout de suite le salon de la ferme… M meIsis von Leiden et le mari… salutations !… lui je vois, cul-de-jatte, tassé au fond d'un fauteuil, à peine s'il nous regarde… l'hostile… elle fait un peu de frais… elle, une personne encore très bien… la quarantaine, une qu'on appellerait à Neuilly la très belle « foâme », très en chair, longue, un certain charme… souriante, mais distante… pour celui qui veut s'approcher ?… peut-être ?… notre Le Vigan, nous, c'est le moment qu'il se mette en valeur, notre tombeur n° 1…
Oh, pas du tout !… rêveur d'ailleurs !…
« Et vous, Monsieur ?
— Bien merci, Madame ! »
Il laissait tomber… désespérant… lui, le fringant en chef, l'ardeur au déduit… flanelle !… frigo total ! l'effet de Zornhof ? je nous voyais lotis, le cul-de-jatte, le Landrat, La Vigue… moi tout seul, l'amabilité !… Lili ne parlait pas allemand sauf « Komm mit ! » pour que Bébert la suive… il obéissait… il a traversé toute l'Allemagne par deux fois, Constance, Flensbourg, sous de ces rafales de mitrailles, bombes ! entre cinq armées au pancrace, finish ! … phosphore, trains blindés… pas perdu Lili, d'un pouce ! lui qu'obéissait à personne… komm mit ! c'est tout… le seul mot allemand qui lui plaisait, le seul que Lili a appris… là, devant le cul-de-jatte et sa femme, je m'efforce… je parle de la beauté de cette campagne, de ces admirables horizons… ils ne répondent pas… en fait, des baies de leur salle à manger on peut voir les rutabagas, les choux, d'immenses troupeaux d'oies… et encore des oies !… quelques moutons… et au loin, très loin, comme un liseré d'arbres, la grande forêt des séquoias… quelques gens aussi… je crois à leurs bottes, des personnes russes… et les femmes, des russes aussi, à leur façon de nouer leur ceinture au-dessus des seins… plein de mômes autour, à se foutre des beignes, se culbuter à travers les grands, bien rire… quand elle a fini d'être môme, l'humanité tourne funèbre, le cinéma y change rien… au contraire… de quoi elle serait gaie ?… il faut être alcoolique fini pour trouver que la route est drôle… toutes !… là, dans les étendues à Zornhof, à travers patates, ça s'amusait énormément, marmaille nu-pieds… à coups de navets ! à coups de carottes ! filles contre garçons !… plus tard quand on a des chaussures, on a peur de les abîmer… le bel âge on regarde à rien, pflac ! une beigne et une autre !… Lili voulait y aller aussi, s'amuser avec les moutards… elle s'amusait pas avec nous… nous, le cul-de-jatte, la belle-fille, Harras… Le Vigan de plus en plus songeur, ça promettait !…
« Vous serez bien avec les Kretzer, ils s'occuperont de vous… »
Isis nous repasse à ces Kretzer… Harras m'avait déjà prévenu… pas engageants ni l'un ni l'autre, lui « le directeur aux écritures » de la Dienstelle … agence en campagne du Reichsgesundt … pour le cas de destruction totale, que y ait plus de Grünwald du tout, même plus les cavernes… oh, c'était bien à s'attendre !…
Enfin Isis, elle s'appelait Isis, me parle un petit peu de la ferme… des difficultés du moment… que j'avais pas idée !… qu'ils ne demeureraient pas à la ferme si ce n'était le manque d'essence et les bombardements de Berlin… que cette cour était infecte… les mares, et l'odeur des silos… avions-nous senti ? et puis encore le plus grave : il ne pleut pas assez, rien ne pousse !… cette sécheresse depuis la guerre !… ça va, je peux demander…
Читать дальше