— Alors maintenant dis donc ta chambre ?
— Tu peux parler !… c'est une bath, viens !… »
Je le suis… en sous-sol… le petit escalier… un long couloir… c'est une cellule en fait de chambre, avec barreaux… après la cuisine, à gauche… cuisine ? enfin une espèce, on y a jamais vu personne…
« Le dogue, tu vois ?
— Oui je vois, il grogne pas…
— Il a pas l'air commode quand même… »
Un énorme chien mais bien maigre… sur le flanc à même le carrelage, on devait pas le nourrir beaucoup, sous tous les régimes y a des êtres pour l'austérité, la vertu… les faibles et les animaux… en passant à côté de lui, il grognait un peu… il nous aurait peut-être bouffés ?… en plus qu'il le faisait jeûner, question démonstration de vertu, le vieux von Leiden, commandant de uhlans, le sortait tous les jours, l'emmenait faire le tour du domaine, lui en bécane, le dogue à la laisse… que tout le hameau se rende compte que l'énorme Iago crevait de faim, qu'on plaisantait pas au manoir… je nous voyais nous aussi un jour attelés à quelque chose, tous les trois, bien démonstratifs travailleurs… la façon qu'on avait dîné, soupe tiède et heil y avait plus beaucoup à faire… les demoiselles étaient pas maigres, même assez dodues, sûr elles engraissaient pas de la soupe !… elles devaient se rattraper chez elles, huis clos, à coups de choucroute et de fortes saucisses… à nous les potages transparents !… d'abord ça sentait trop bon, tout le balcon devant leurs chambres, sûr elles se mijotaient des petits plats, toutes à fricoter ! partout ça sentait un peu… appétissant… sauf dans la salle à manger… tiens même ce couloir du sous-sol a une odeur !… on la sentait pas d'abord… je fais à La Vigue… « on y va ! » fallait pousser une forte porte… deux portes !… y avait quelque chose sur un feu de bois !… un sous-sol quatre fois grand comme rond de tour !… nous qui croyions cette pièce vide ! pleins feux au contraire, trois fourneaux et de ces marmites !… deux femmes nu-pieds et deux gamines sont à ficeler des gigots… lardent !… elles se gênent pas pour nous, on les fait rire… nous avons trouvé leur cuisine !… plus tard j'ai su… j'ai su tout… ces petites mômes faisaient partie de la troupe qui amusait le vieux, elles étaient toute une bande là-haut, Russes et Polonaises… lui le vioque avait quatre-vingts ans, et il montait encore à cheval, l'année précédente… maintenant c'était un autre sport, c'est les mômes qui montaient sur lui, le faisaient avancer à quatre pattes… « youp dada ! » le fouettaient avec sa cravache !… au sang ! il adorait !… tout le tour du bureau ! plus vite ! plus vite !… los ! … jusqu'à sa chambre, à côté… il leur criait : « sorcières ! sorcières ! »… ses vieilles fesses toutes nues !…
Il avait beaucoup de livres en bas… et aussi là-haut dans l'autre tour… chez sa sœur Marie-Thérèse… je vous en parlerai… le donjon l'autre aile du manoir… Paul de Kock… Dumas père et fils… Murger… il ne voulait plus que du Paul de Kock… j'ai su tout cela par Isis… après ses séances à quatre pattes, il s'écroulait, il restait des heures sur le flanc, les fesses bien rouges, la langue à pendre… il aimait à souffrir, vieux sale, mais pas à se priver de bien bouffer !… la cuisine d'en bas, celle du couloir à La Vigue, travaillait que pour lui, il voulait rien manger de la ferme, il se méfiait d'un mauvais fricot…
En tout cas, la Frau Kretzer avait embarqué toutes nos cartes, elles étaient pas lourdes de tickets certes ! mais quand même un peu de margarine… et deux cents grammes de leberwurst … je dis à Lili :
« Redemande-les-lui ! on ira nous-mêmes !… ils doivent avoir une épicerie… ou à Moorsburg ! demande-les-lui doucement… avec Lili je suis bien tranquille jamais elle froissera personne… et on lui rendra jamais rien… si elle obtient pas, La Vigue essayera… en attendant on la saute !… que l'Harras revienne !… qu'il ait terminé son gueuleton avec le méchant cul-de-jatte, Isis et l'uhlan… j'y dirai ce que je pense des hospitalités du Reich… ce Landrat uhlan bouffe en face… il parle français, il paraît… on l'a pas entendu beaucoup, nous ! il a pas daigné… ah voici du monde !… des voix… on va voir… oui, tous !… le cul-de-jatte est avec, porté par un prisonnier russe, un costaud, le cul-de-jatte le tient par le cou, ses deux moignons autour de sa taille… ce cul-de-jatte nous toise, juché comme il est, de haut… il nous demande en allemand :
« Alors les Français, ça va ? »
Je réponds tout de suite…
« On ne peut mieux ! »
Je veux pas que Le Vigan parle le premier, ils sont un peu congestionnés, tous… le Landrat surtout… pour la première fois il nous parle… et en français…
« Vous allez vous promener alors ?
— Certainement Monsieur le Landrat ! si vous permettez…
— Je permets !… je permets !
— Vous ne connaissez pas Zornhof ?
— Non, Monsieur le Landrat !
— La baronne vous fera connaître !… »
Tout de suite un projet d'excursion… elle nous emmènera !… nous irons voir les sites superbes !… les beautés de la Prusse… et surtout la grande forêt, unique en Europe !… la seule forêt de séquoias !… arbres géants… trois mille hectares !… deux scieries… nous pouvons voir au loin ces arbres !…
Nous voyons un peu, en effet, très au loin… ces von Leiden sont drôlement pas à plaindre, je trouve, riches… des vrais seigneurs, à immenses domaines… les repas mahlzeit à l'eau tiède, d'autant plus très voulus, exprès ! y a qu'à voir leurs bides, eux ! même le cul-de-jatte est bedonnant… je veux pas exciter La Vigue qu'il se mette en colère, ça serait pire qu'à Baden-Baden, on se ferait virer alors pour où ?
« Très heureux mon cher Harras ! n'est-ce pas Lili, n'est-ce pas La Vigue ? prodigieux arbres les séquoias ! soixante mètres ! déjà vu de telles forêts en Californie, mais je ne savais pas qu'en Europe !…
— Vous verrez !… vous verrez Céline !… la baronne se fera un plaisir !… »
Je remarque comme ce Simmer est poudré, et rouge à lèvres, et les ongles faits… il serait un peu pédéraste ?… ça l'empêcherait pas bien sûr de faire ce qu'il faut à la baronin … bien rares sont les stricts invertis, la plupart ont de nombreux enfants, pères et grands-pères exemplaires… lui là, Simmer, porte bagues, même un très gros cabochon et une chevalière à ses armes et une améthyste et au petit doigt, un grand camée… en plus de ses trois croix de fer… il est croyant, je lui vois un long sautoir en or avec un Saint-Esprit au bout… j'ai su après… tous étaient bourrés… je crois qu'ils s'entendraient pas mal avec des réfugiés comme eux, bien nantis, des Carbuccia par exemple, des Gallimard, les Laval, mais nous là, hâves penailleux, pourquoi on n'était pas pendus ? le vrai rideau de fer c'est entre riches et les miteux… les questions d'idées sont vétilles entre égales fortunes… l'opulent nazi, un habitant du Kremlin, l'administrateur Gnome et Rhône, sont culs chemises, à regarder de près, s'échangent les épouses, biberonnent les mêmes Scotch , parcourent les mêmes golfs, marchandent les mêmes hélicoptères, ouvrent ensemble la chasse, petits déjeuners Honolulu, soupers Saint-Moritz !… et merde du reste !… babioles ! galvaudeux suants trimards, mégotiers, revendicateurs, à la niche ! ce qu'ils pensent de nous là sûr !… les quatre et l'infirme à dos du géant… ils ont comme un début de grimace rien que nous regarder… je demande comment s'appelle l'hercule ?…
« Nicolas ! »
Harras me raconte d'où il vient, du fond de l'Est, prisonnier blessé, il l'a ramené ici lui-même, pour le service de la ferme et de la Dienstelle … et il ne fait rien que porter le cul-de-jatte.
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